Πέμπτη 10 Ιουνίου 2010

Boltanski, L. & Chiapello, E., (1999), Le nouvel esprit du capitalisme, Gallimard, Paris.

Le Nouvel esprit du capitalisme
Luc Boltanski et Eve Chiapello

INTRODUCTION GÉNÉRALE :
DE L’ESPRIT DU CAPITALISME ET DU ROLE DE LA CRITIQUE


Cet ouvrage a pour objet les changements idéologiques qui ont accompagné les transformations récentes du capitalisme. Il propose une interprétation du mouvement qui va des années qui suivent les événements de mai 1968, durant lesquelles la critique du capitalisme s'exprime haut et fort, aux années 80 où, dans le silence de la critique, les formes d'organisation sur lesquelles repose le fonctionnement du capitalisme se modifient en profondeur, jusqu'à la recherche hésitante de nouvelles bases critiques dans la seconde moitié des années 90. Il n'est pas seulement descriptif et entend aussi, à travers cet exemple historique, proposer un cadre théorique plus général pour comprendre la façon dont se modifient les idéologies associées aux activités économiques, à condition de donner au terme d'idéologie non le sens réducteur – auquel l'a souvent ramené la vulgate marxiste - d'un discours moralisateur visant à voiler des intérêts matériels et sans cesse démenti par les pratiques, mais celui - développé par exemple dans l'oeuvre de Louis Dumont - d'un ensemble de croyances partagées, inscrites dans des institutions, engagées dans des actions et par là ancrées dans le réel.

On nous reprochera peut être d'avoir abordé un changement global à partir d'un exemple local : celui de la France des trente dernières années. Nous ne pensons certes pas que le cas de la France puisse à lui seul résumer toutes les transformations du capitalisme. Mais, loin d'être convaincus par les approximations et les tableaux brossés à grands traits qui font l'ordinaire des discours sur la globalisation, nous souhaitions établir le modèle de changement présenté ici sur la base d'analyses d'ordre pragmatique, c'est-à-dire capables de prendre en compte les façons dont les personnes s'engagent dans l'action, leurs justifications et le sens qu'elles donnent à leurs actes. Or une telle entreprise demeure, essentiellement pour des raisons de temps et de moyens, pratiquement irréalisable à l'échelle du globe ou même à celui d'un continent, tant les traditions et les conjonctures politiques nationales continuent de peser sur l'orientation des pratiques économiques et des formes d'expression idéologiques qui les accompagnent. C'est sans doute la raison pour laquelle les approches globales sont souvent conduites à accorder une importance prépondérante à des facteurs explicatifs - habituellement d'ordre technologique, macro-économique ou démographique - traités comme des forces extérieures aux hommes et aux nations qui les subiraient à la façon dont on essuie la tempête. Pour ce néodarwinisme historique, les "mutations" s'imposeraient à nous comme elles s'imposent aux espèces : à nous de nous y adapter ou de mourir. Mais les hommes ne subissent pas seulement l'histoire, ils la font et nous voulions les voir à l'oeuvre.

Nous ne prétendons pas que ce qui s'est passé en France soit un exemple pour le reste du monde ni que les modèles que nous avons établis à partir de la situation française aient, tels quels, une validité universelle. Nous avons, néanmoins, de bonnes raisons de penser que des processus assez similaires ont marqué l'évolution des idéologies qui ont accompagné le redéploiement du capitalisme dans les autres pays développés, selon des modalités tenant, en chaque cas, aux spécificités de l'histoire politique et sociale, que seules des analyses régionales détaillées permettraient de mettre en lumière avec une précision suffisante.



Nous avons cherché à clarifier les relations qui s'instaurent entre le capitalisme et ses critiques de façon à interpréter certains des phénomènes qui ont affecté la sphère idéologique au cours des dernières décennies : l'affaiblissement de la critique alors même que le capitalisme connaissait une forte restructuration dont l’incidence sociale ne pouvait pourtant passer inaperçue ; le nouvel enthousiasme pour l'entreprise, orchestré par les gouvernements socialistes, au cours des années 80 et la retombée dépressive des années 90 ; les difficultés rencontrées aujourd'hui par les efforts visant à reconstituer la critique sur des bases nouvelles et son pouvoir mobilisateur pour l'instant assez faible alors que les sources d’indignation ne manquent pas ; la transformation profonde du discours managérial et des justifications de l’évolution du capitalisme depuis le milieu des années 70 ; l’émergence de nouvelles représentations de la société, de façons inédites de mettre à l'épreuve les personnes et les choses et, par là, de nouvelles manières de réussir ou d’échouer.

Pour réaliser ce travail, la notion d’esprit du capitalisme s'est rapidement imposée à nous car elle permet d'articuler comme nous le verrons les deux concepts centraux sur lesquels reposent nos analyses - celui de capitalisme et celui de critique - dans une relation dynamique. Nous présentons ci-après ces différents concepts sur lesquels repose notre construction, ainsi que les ressorts du modèle que nous avons élaboré pour rendre compte des transformations idéologiques en rapport avec le capitalisme au cours de trente dernières années, mais qui nous semble avoir une portée plus large que l’étude de la seule situation française récente.



1. L’ esprit du capitalisme


Une définition minimale du capitalisme


Des différentes caractérisations du capitalisme (ou souvent aujourd'hui des capitalismes) depuis un siècle et demi nous retiendrons une formule minimale mettant l'accent sur une exigence d'accumulation illimitée du capital par des moyens formellement pacifiques. C’est la remise en jeu perpétuelle du capital dans le circuit économique dans le but d’en tirer un profit, c’est-à-dire d’accroître le capital qui sera à son tour réinvesti, qui est la marque première du capitalisme et qui lui confère cette dynamique et cette force de transformation qui ont fasciné ses observateurs, même les plus hostiles.

L'accumulation du capital ne consiste pas en un amoncellement de richesses - c’est-à-dire d’objets désirés pour leur valeur d’usage, leur fonction ostentatoire ou comme signes de pouvoir. Les formes concrètes de la richesse (immobilier, biens d’équipement, marchandises, monnaie, etc.) n’ont pas d’intérêt en soi et peuvent même constituer, du fait de leur manque de liquidité, un obstacle par rapport au seul objectif qui importe vraiment : la transformation permanente du capital, de biens d’équipement et d’achats divers (matières premières, composants, services, etc.) en production, de production en monnaie et de monnaie en nouveaux investissements (Heilbroner, 1986).

Ce détachement du capital par rapport aux formes matérielles de la richesse lui confère un caractère réellement abstrait qui va contribuer à rendre perpétuelle l’accumulation. Dans la mesure où l’enrichissement est évalué en termes comptables, le profit accumulé sur une période étant calculé comme la différence entre deux bilans de deux époques différentes[1], il n’existe aucune limite, aucune satiété possible[2] comme c’est au contraire le cas lorsque la richesse est orientée vers des besoins de consommation y compris de luxe.

Il est sans doute une autre raison expliquant le caractère insatiable du processus capitaliste, qui est soulignée par Heilbroner (1986, p. 47s). Parce que le capital est constamment réinvesti et ne peut s'accroître qu'en circulant, la capacité pour le capitaliste de récupérer sa mise augmentée d’un profit est perpétuellement menacée, notamment par les actions des autres capitalistes avec lesquels il se dispute le pouvoir d’achat des consommateurs. Cette dynamique crée une inquiétude permanente et offre au capitaliste un motif d’auto-préservation très puissant pour continuer sans fin le processus d’accumulation.



La rivalité entre opérateurs cherchant à réaliser un profit ne génère cependant pas nécessairement un marché au sens classique, dans lequel le conflit entre une multiplicité d'agents prenant des décisions décentralisées est dénoué par la transaction qui fait apparaître un prix d'équilibre. Le capitalisme, dans sa définition minimale retenue ici, doit être distingué de l'autorégulation marchande reposant sur des conventions et des institutions, notamment juridiques et étatiques, visant à assurer l'égalité des forces entre opérateurs (concurrence pure et parfaite), la transparence, la symétrie d'information, une banque centrale garantissant un taux de change inaltérable à la monnaie de crédit, etc. Le capitalisme s'appuie bien sur des transactions et sur des contrats, mais ces contrats peuvent ne soutenir que des arrangements discrets au bénéfice des parties ou ne comporter que des clauses ad hoc, sans publicité ni mise en concurrence. A la suite de Fernand Braudel, nous distinguerons donc le capitalisme de l'économie de marché. D'une part, l'économie de marché s'est constituée “ pas à pas ” et est antérieure à l'apparition de la norme d'accumulation illimitée du capitalisme (Braudel, 1979, Les Jeux de l'Échange, p.263 ). D'autre part, l'accumulation capitaliste ne se plie à la régulation marchande que lorsque des chemins de profit plus directs lui sont fermés, de sorte que la reconnaissance des pouvoirs bienfaisants du marché et l'acceptation des règles et des contraintes dont dépend son fonctionnement “ harmonieux ” (libre échange, interdiction des ententes et des monopoles, etc.) peuvent être considérés comme relevant d'une forme d’auto-limitation du capitalisme[3].



Le capitaliste, dans le cadre de la définition minimale du capitalisme que nous utilisons, est en théorie quiconque possède un surplus et l’investit pour en tirer un profit qui viendra augmenter le surplus initial. L’archétype en est l’actionnaire qui place son argent dans une entreprise et en attend une rémunération, mais l’investissement ne prend pas nécessairement cette forme juridique - que l’on songe par exemple à l’investissement dans de l’immobilier locatif ou à l’achat de bons du trésor. Le petit porteur, l'épargnant qui ne veut pas que “l'argent dorme” mais “fasse des petits” - comme dit la langue populaire -, appartient donc au groupe des capitalistes au même titre que les grands propriétaires que l’on imagine plus volontiers sous cette appellation. Dans son extension la plus large, le groupe capitaliste réunit donc l’ensemble des détenteurs d’un patrimoine de rapport[4], groupe qui ne constitue pourtant qu’une minorité dès lors que l’on dépasse un certain seuil d’épargne : bien que cela soit difficile à estimer compte tenu des statistiques existantes, on peut penser qu’il ne représente qu’environ 20% des ménages de France, pourtant l’un des pays les plus riches du monde[5]. A l’échelle mondiale, le pourcentage est, on s'en doute, beaucoup plus faible.

Dans cet essai nous réserverons néanmoins prioritairement l’appellation de “ capitalistes ” aux principaux acteurs qui ont en charge l'accumulation et l'accroissement du capital et qui font pression directement sur les entreprises pour qu'elles dégagent les profits maximum. Ils sont en nombre bien sûr beaucoup plus réduit. Ils regroupent non seulement les gros actionnaires, personnes privées susceptibles d'infléchir la marche des affaires par leur poids seul, mais aussi les personnes morales (représentées par quelques individus influents - les directeurs d’entreprises au premier chef) qui détiennent ou contrôlent par leur action les parts les plus importantes du capital mondial (sociétés-holdings et multinationales - y compris bancaires - par le jeu des filiales et participations, fonds d'investissement, fonds de pension etc.). Grands patrons, directeurs salariés de grandes entreprises, gestionnaires de fonds ou gros porteurs d’action, leur influence sur le processus capitaliste, sur les pratiques des entreprises et les taux de profits dégagés est certaine, à la différence des petits porteurs évoqués plus haut. Quoique formant une population connaissant elle-même de fortes inégalités patrimoniales à partir d’une situation moyenne néanmoins très favorable, ils méritent ici le nom de capitalistes dans la mesure où ils reprennent à leur compte l'exigence de maximisation des profits et en répercutent la contrainte sur les personnes, physiques ou morales, sur lesquelles ils exercent un pouvoir de contrôle. Laissant de côté pour le moment la question des contraintes systémiques qui pèsent sur le capitaliste, et en particulier la question de savoir si les directeurs d’entreprise peuvent faire autrement que de se conformer aux règles du capitalisme, nous retiendrons seulement qu’ils s’y conforment et que leur action est largement guidée par la recherche de profits substantiels pour leur propre capital et/ou celui qui leur est confié[6].



Nous caractériserons également le capitalisme par le salariat. Marx comme Weber placent cette forme d’organisation du travail au centre de leur définition du capitalisme. Nous envisagerons le salariat indépendamment des formes juridiques contractuelles qu’il peut revêtir : ce qui importe est qu’une partie de la population, qui ne détient pas ou peu de capital et au profit de laquelle le système n’est pas naturellement orienté, tire des revenus de la vente de son travail (et non de la vente des produits de son travail), qu’elle ne dispose pas de moyens de production et qu’elle dépend donc des décisions de ceux qui les détiennent pour travailler (car, en vertu du droit de propriété, ces derniers peuvent leur refuser l’usage de ces moyens), et enfin qu’elle abandonne, dans le cadre de la relation salariale et en échange de sa rémunération, tout droit de propriété sur le résultat de son effort dont il est dit qu’il revient en totalité aux détenteurs du capital[7]. Un deuxième trait important du salariat est que le salarié est théoriquement libre de refuser de travailler aux conditions proposées par le capitaliste comme celui-ci est libre de ne pas proposer d’emploi aux conditions demandées par le travailleur de sorte que, si la relation est inégale au sens où le travailleur ne peut survivre très longtemps sans travailler, elle se distingue néanmoins fortement du travail forcé ou de l’esclavage et incorpore de ce fait toujours une certaine part de soumission volontaire.

Le salariat à l’échelle de la France comme à l’échelle mondiale n’a cessé de se développer tout au long de l’histoire du capitalisme si bien qu’il touche aujourd’hui un pourcentage de la population active encore jamais atteint[8]. D’une part il remplace peu à peu le travail indépendant, au premier rang duquel on trouvait historiquement l’agriculture[9], d’autre part la population active a elle-même beaucoup augmenté du fait de la salarisation des femmes qui exercent en nombre croissant un travail à l’extérieur du foyer[10].



La nécessité d’un esprit pour le capitalisme


Le capitalisme est, à bien des égards, un système absurde : les salariés y ont perdu la propriété du résultat de leur travail et la possibilité de mener une vie active hors de la subordination. Quant aux capitalistes, ils se trouvent enchaînés à un processus sans fin et insatiable, totalement abstrait et dissocié de la satisfaction de besoins de consommation, seraient-ils de luxe. Pour ces deux genres de protagonistes, l’insertion dans le processus capitaliste manque singulièrement de justifications.

Or, l'accumulation capitaliste, quoique à des degrés inégaux selon le chemin de profit emprunté (et plus, par exemple, pour dégager des bénéfices industriels que des profits marchands ou financiers) exige la mobilisation d'un très grand nombre de personnes dont les chances de profit sont faibles (particulièrement lorsque leur capital de départ est médiocre ou inexistant) et à chacune desquelles n'est attribuée qu'une responsabilité infime, en tout cas difficile à évaluer, dans le processus global d'accumulation, en sorte qu'elles ne sont pas particulièrement motivées à s'engager dans les pratiques capitalistes, quand elles ne leur sont pas hostiles.



Certains pourront évoquer une motivation matérielle à la participation, plus évidente d'ailleurs pour le salarié qui a besoin de son salaire pour vivre que pour le grand propriétaire dont l’activité, passée un certain niveau, n'est plus liée à la satisfaction de besoins personnels. Mais ce moteur se révèle, par soi seul, assez peu stimulant. Les psychologues du travail ont ainsi mis régulièrement en évidence l'insuffisance de la rémunération pour susciter l’engagement et aiguiser l’ardeur à la tâche, le salaire constituant tout au plus un motif pour rester dans un emploi, non pour s’y impliquer.

De même, pour que soit vaincue l'hostilité ou l'indifférence de ces acteurs, la contrainte est insuffisante, surtout lorsque l'engagement exigé d'eux suppose une adhésion active, des initiatives et des sacrifices librement consentis, comme il l'est de plus en plus souvent demandé non seulement aux cadres mais à l’ensemble des salariés. C’est ainsi que l’hypothèse d’un “engagement par la force” croissant sous la menace de la faim et du chômage ne nous semble pas très réaliste. Car s’il est probable que les usines “esclavagistes” qui existent encore de par le monde ne disparaissent pas à court terme, il semble difficile de tabler uniquement sur cette forme de mise au travail, ne serait-ce que parce que la plupart des nouvelles façons de faire du profit et des nouveaux métiers inventés lors des trente dernières années, qui générent aujourd’hui une part importante des profits mondiaux, ont mis l’accent sur ce que le management des ressources humaines appelle “ l’implication du personnel ”.

La qualité de l'engagement que l'on peut attendre dépend en fait bien plutôt des arguments qui peuvent être invoqués pour faire valoir non seulement les bénéfices que la participation aux processus capitalistes peut apporter à titre individuel, mais aussi les avantages collectifs, définis en termes de bien commun, qu'elle contribue à produire pour tous. Nous appelons esprit du capitalisme l’idéologie qui justifie l’engagement dans le capitalisme.



Il connaît actuellement une crise importante dont témoignent le désarroi et le scepticisme social grandissant, si bien que la sauvegarde du processus d’accumulation, qui est à terme menacé par un resserrement de ses justifications sur une argumentation minimale en termes de soumission nécessaire aux lois de l’économie, suppose la formation d’un nouvel ensemble idéologique plus mobilisateur. Cela vaut tout au moins pour les pays développés qui demeurent au centre du processus d’accumulation et comptent bien rester les pourvoyeurs principaux du personnel qualifié dont l’implication positive est nécessaire. Le capitalisme doit pouvoir donner à ces personnes l’assurance d’une sécurité minimale dans des zones sanctuarisées - où vivre, former une famille, élever des enfants etc. -, comme le sont les quartiers résidentiels des villes d'affaires de l'hémisphère nord, vitrines des réussites du capitalisme pour les nouveaux accédants des régions périphériques et par là élément crucial dans la mobilisation idéologique mondiale de toutes les forces productives.



Chez Max Weber, l’ “esprit du capitalisme”[11] renvoie à l’ensemble des motifs éthiques qui, bien qu’étrangers dans leur finalité à la logique capitaliste, inspirent les entrepreneurs dans leurs actions favorables à l'accumulation du capital. Compte tenu du caractère singulier, voire transgressif, des modes de comportement exigés par le capitalisme par rapport aux formes de vie attestées dans la plupart des sociétés humaines[12], il fut conduit à défendre l’idée selon laquelle l’émergence du capitalisme avait supposé l’instauration d'un nouveau rapport moral des hommes à leur travail, déterminé sur le mode de la vocation, de façon à ce que, indépendamment de son intérêt et de ses qualités intrinsèques, on puisse s’y adonner avec fermeté et régularité. Selon M. Weber, c'est avec la Réforme que s’impose la croyance selon laquelle le devoir s’accomplit d’abord par l’exercice d’un métier dans le monde, dans les activités temporelles, par opposition à la vie religieuse hors du monde, que privilégiait l'ethos catholique. C’est cette nouvelle conception qui aurait permis de contourner, à l'orée du capitalisme, la question des finalités de l'effort au travail (l’enrichissement sans fin) et par là de surmonter le problème d’engagement que posaient les nouvelles pratiques économiques. La conception du travail comme Beruf - vocation religieuse qui demande à s'accomplir - offrait un point d'appui normatif aux marchands et aux entrepreneurs du capitalisme naissant et leur donnait de bonnes raisons - une “motivation psychologique” comme dit M. Weber (1964, p. 108) -, de s’adonner sans relâche et consciencieusement à leur tâche, d'entreprendre la rationalisation implacable de leurs affaires, indissociablement liée à la recherche d’un profit maximum, et de poursuivre le gain, signe de réussite dans l’accomplissement de la vocation[13]. Elle les servait aussi dans la mesure où des ouvriers pénétrés de la même idée se montraient dociles, durs à la tâche et - convaincus que l’homme doit accomplir son devoir là où la providence l’a placé - ne cherchaient pas à questionner la situation qui leur était faite.

Nous laisserons de côté l’importante controverse post-webérienne, touchant essentiellement à la question de l’influence effective du protestantisme sur le développement du capitalisme et, plus généralement, des croyances religieuses sur les pratiques économiques, pour retenir surtout de la démarche webérienne l’idée selon laquelle les personnes ont besoin de puissantes raisons morales pour se rallier au capitalisme[14].



Albert Hirschman (1980), reformule la question webérienne (“ comment une activité au mieux tolérée par la morale a-t-elle pu se transformer en vocation au sens de Benjamin Franklin ”) de la façon suivante : “Comment se fait-il qu’on en soit venu, à tel moment de l’époque moderne, à considérer comme honorables des activités lucratives telles que le commerce et la banque, alors même qu’elles avaient été réprouvées et honnies durant des siècles, parce qu’on y voyait l'incarnation de la cupidité, de l’amour du gain et de l’avarice ?” (p. 13). Mais, plutôt que de faire appel à des mobiles psychologiques et à la recherche, par de nouvelles élites, d'un moyen d'assurer leur salut personnel, A. Hirschman évoque des motifs qui auraient d'abord affecté la sphère politique avant de toucher l'économie. Les activités lucratives auraient été valorisées, au XVIIIème siècle, par les élites pour les avantages socio-politiques qu'elles en attendaient. Dans l'interprétation d'A. Hirschman, la pensée laïque des Lumières justifie les activités lucratives en termes de bien commun pour la société . A. Hirschman montre ainsi comment l'émergence de pratiques en harmonie avec le développement du capitalisme fut interprétée comme allant dans le sens d'un adoucissement des moeurs et d'un perfectionnement du mode de gouvernement. Étant donnée l’incapacité de la morale religieuse à juguler les passions humaines, l’impuissance de la Raison à gouverner les hommes et la difficulté de soumettre les passions par la pure répression, restait la solution consistant à utiliser une passion pour contrecarrer les autres. Ainsi le lucre, jusque là en tête dans l’ordre des désordres, obtint le privilège d’être élu passion inoffensive sur laquelle reposait désormais la charge de soumettre les passions offensives[15].

Les travaux de Weber insistaient sur la nécessité pour le capitalisme de donner des raisons individuelles, tandis que ceux d’Hirschman mettent en lumière les justifications en termes de bien commun. Nous reprenons quant à nous ces deux dimensions en comprenant le terme de justification dans une acception permettant d’embrasser à la fois les justifications individuelles (en quoi une personne trouve des motifs à s'engager dans l'entreprise capitaliste) et les justifications générales (en quoi l'engagement dans une l'entreprise capitaliste sert le bien commun).



La question des justifications morales du capitalisme n’est pas seulement pertinente historiquement pour éclairer ses origines ou, de nos jours, pour mieux comprendre les modalités de conversion au capitalisme des peuples de la périphérie (pays en voie de développement et ex-pays socialistes). Elle est aussi d’une extrême importance dans les pays occidentaux comme la France, dont la population se trouve pourtant intégrée, à un degré encore jamais égalé dans le passé, au cosmos capitaliste. En effet, les contraintes systémiques qui pèsent sur les acteurs ne suffisent pas, à elles seules, à susciter leur engagement[16]. La contrainte doit être intériorisée et justifiée, et c’est d’ailleurs le rôle que la sociologie a traditionnellement accordé à la socialisation et aux idéologies. Participant à la reproduction de l’ordre social, elles ont notamment pour effet de permettre que les personnes ne trouvent pas leur univers quotidien invivable, ce qui est l'une des conditions pour qu'un monde soit durable. Si le capitalisme non seulement a survécu - contre les pronostics qui ont régulièrement annoncé son effondrement - mais n'a cessé d'étendre son empire, c’est bien aussi qu’il a pu prendre appui sur un certain nombre de représentations - susceptibles de guider l'action -, et de justifications partagées, qui le donnent pour un ordre acceptable et même souhaitable, le seul possible, ou le meilleur des ordres possibles. Ces justifications doivent reposer sur des arguments suffisamment robustes pour être acceptées comme allant de soi par un assez grand nombre de gens de façon à contenir ou à surmonter le désespoir ou le nihilisme que l'ordre capitaliste ne cesse également d'inspirer, non seulement à ceux qu'il opprime mais aussi, parfois, à ceux qui ont la charge de le maintenir et, par l'éducation, d'en transmettre les valeurs.



L’esprit du capitalisme est justement cet ensemble des croyances associées à l’ordre capitaliste qui contribuent à justifier cet ordre et à soutenir, en les légitimant, les modes d’action et les dispositions qui sont cohérents avec lui. Ces justifications, qu'elles soient générales ou pratiques, locales ou globales, exprimées en termes de vertu ou en termes de justice, soutiennent l'accomplissement de tâches plus ou moins pénibles et, plus généralement, l'adhésion à un style de vie, favorables à l’ordre capitaliste. On peut bien parler, dans ce cas, d'idéologie dominante, à condition de renoncer à n'y voir qu'un subterfuge des dominants pour s'assurer le consentement des dominés, et de reconnaître qu'une majorité des parties prenantes, les forts comme les faibles, prennent appui sur les mêmes schèmes pour se figurer le fonctionnement, les avantages et les servitudes de l'ordre dans lequel ils se trouvent plongés[17].



Si, dans la tradition webérienne, nous mettons les idéologies sur lesquelles repose le capitalisme au centre de nos analyses, nous ferons de la notion d'esprit du capitalisme une utilisation décalée, par rapport à ses usages canoniques. En effet, chez Weber, la notion d'esprit prend place dans une analyse des “types de conduites rationnelles pratiques ”, des “ incitations pratiques à l'action"[18] qui, constitutifs d'un nouvel ethos, ont rendu possibles la rupture avec les pratiques traditionnelles, la généralisation de la disposition au calcul, la levée des condamnations morales du profit et l'embrayage du processus d'accumulation illimitée. N'ayant pas pour ambition d'expliquer la genèse du capitalisme mais de comprendre sous quelles conditions il peut aujourd'hui encore s'attacher les acteurs nécessaires à la formation des profits, notre optique sera différente. Nous laisserons de côté les dispositions face au monde nécessaires pour participer au capitalisme comme cosmos - adéquation moyens-fins, rationalité pratique, aptitude au calcul, autonomisation des activités économiques, rapport instrumental à la nature, etc., ainsi que les justifications les plus générales du capitalisme principalement produites par la science économique que nous évoquerons plus loin. Elles relèvent aujourd'hui, au moins parmi les acteurs de l'entreprise dans le monde occidental, des compétences communes qui, en harmonie avec des contraintes institutionnelles s'imposant en quelque sorte de l'extérieur, sont constamment reproduites à travers les processus de socialisation familiaux et scolaires. Elles constituent le socle idéologique à partir duquel on peut observer des variations historiques même si on ne peut exclure que la transformation de l’esprit du capitalisme implique parfois la métamorphose de certains de ses aspects les plus durables. Notre propos est l’étude des variations observées et non la description exhaustive de tous les constituants de l’esprit du capitalisme. Ceci nous conduira à détacher la catégorie d'esprit du capitalisme des contenus substantiels, en terme d'ethos, qui lui sont liés chez Weber, pour la traiter comme une forme pouvant faire l’objet d’un remplissage très différent à différents moments de l'évolution des modes d'organisation des entreprises et des processus d'extraction du profit capitaliste. Nous pourrons ainsi chercher à intégrer dans un même cadre des expressions historiques très diverses de l'esprit du capitalisme et poser la question de leur changement. Nous mettrons l'accent sur la façon dont une existence en harmonie avec les exigences de l'accumulation doit être tracée pour qu'un grand nombre d'acteurs jugent qu'elle vaut la peine d'être vécue.

Nous resterons pourtant, au long de ce parcours historique, fidèles à la méthode de l’idéal-type weberien en systématisant et en mettant en relief ce qui nous semble spécifique d’une époque par opposition à celles qui l’ont précédée, en attachant plus d’importance aux variations qu’aux constantes, sans ignorer pourtant les caractéristiques les plus stables du capitalisme.



Ainsi, la persistance du capitalisme, comme mode de coordination des actions et comme monde vécu, ne peut être comprise sans tenir compte des idéologies qui, en le justifiant et en lui conférant un sens, contribuent à entraîner la bonne volonté de ceux sur qui il repose, à assurer leur engagement, y compris lorsque, comme c'est le cas dans les pays développés, l'ordre dans lequel ils sont insérés paraît reposer, dans sa presque totalité, sur des dispositifs qui lui sont congruents.



De quoi est fait l’esprit du capitalisme


S'agissant d'aligner des raisons pour plaider en faveur du capitalisme, un candidat se présente d'emblée qui n'est autre que la science économique. N'est-ce pas d'abord dans la science économique et, particulièrement, dans ses courants dominants - classiques et néoclassiques - que les responsables des institutions du capitalisme ont cherché, depuis la première moitié du XIXème siècle jusqu'à nos jours, des justifications ? La force des arguments qu’ils y trouvaient tenait précisément au fait qu'ils se présentaient comme non idéologiques et comme non directement dictés par des motifs moraux, même s’ils incorporaient la référence à des résultats finaux globalement conformes à un idéal de justice, pour les meilleurs, et de bien-être, pour le plus grand nombre. Le développement de la science économique, qu’il s’agisse de l’économie classique ou du marxisme, a contribué, comme l’a montré L. Dumont (1977), à bâtir une représentation du monde radicalement nouvelle par rapport à la pensée traditionnelle et marquant “ la séparation radicale des aspects économiques du tissu social et leur contruction en domaine autonome ” (p. 15). Cette conception permit de donner corps à la croyance selon laquelle l’économie constitue une sphère autonome indépendante de l’idéologie et de la morale et obéit à des lois positives, en laissant dans l'ombre le fait qu'une telle conviction était elle-même le produit d’un travail idéologique et qu'elle n’avait pu se constituer qu’en ayant incorporé, puis en partie recouvert par le discours scientifique, des justifications selon lesquelles les lois positives de l’économie sont au service du bien commun[19].

En particulier la conception selon laquelle la poursuite de l’intérêt individuel sert l’intérêt général a fait l’objet d’un énorme travail sans arrêt repris et approfondi tout au long de l’histoire de l’économie classique. Cette dissociation de la morale et de l’économie, et l’incorporation à l’économie, dans le même mouvement, d’une morale conséquentialiste[20] fondée sur le calcul des utilités, ont permis d’offrir une caution morale aux activités économiques du seul fait qu’elles sont lucratives[21]. Si on nous permet un résumé rapide, mais à même d’expliciter un peu mieux le mouvement de l’histoire des théories économiques qui nous intéresse ici, on peut dire que l’incorporation de l’utilitarisme à l’économie a permis de considérer comme allant de soi que “ tout ce qui est bénéfique pour l’individu l’est pour la société. Par analogie tout ce qui engendre un profit (donc sert le capitalisme) sert aussi la société” (Heilbroner, 1986, p. 95). Seul l’accroissement de richesses quel qu’en soit le bénéficiaire est, dans cette perspective, retenu comme critère du bien commun[22]. Dans ses usages quotidiens et dans les discours publics des principaux acteurs ayant à charge de faire l'exégèse des actes économiques - chefs d'entreprises, hommes politiques, journalistes etc. - cette vulgate permet d'associer, à la fois assez étroitement et de façon suffisamment vague, profit individuel (ou local) et bénéfice global, pour contourner l'exigence de justification des actions qui concourent à l'accumulation. Elle tient pour allant de soi que le coût moral spécifique (s’adonner à la passion du gain), mais difficilement quantifiable, de la mise en place d’une société acquisitive (coût qui préoccupait encore Adam Smith), est amplement contrebalancé par les avantages quantifiables (biens matériels, santé etc.) de l'accumulation. Elle permet également de soutenir que l'accroissement global de richesses, quel qu'en soit le bénéficiaire, est un critère de bien commun, comme en témoigne quotidiennement le fait de présenter la santé des entreprises d’un pays mesurée par leur taux de profit, leur niveau d’activité et de croissance comme un critère de mesure du bien-être social[23]. Cet immense travail social qui s’est opéré pour instaurer le progrès matériel individuel comme un, si ce n’est le, critère du bien-être social a permis au capitalisme de conquérir une légitimité sans précédent, car se trouvaient ainsi légitimés en même temps sa visée et son moteur.

Les travaux de la science économique permettent également de soutenir qu’entre deux organisations économiques différentes orientées vers le bien-être matériel, l’organisation capitaliste est la plus efficace. La liberté d’entreprendre et la propriété privée des moyens de production introduisent en effet d’emblée dans le système la concurrence ou un risque de concurrence. Or, celle-ci, dès lors qu’elle existe, sans même devoir être pure et parfaite, est le moyen le plus sûr pour que les clients bénéficient du meilleur service au moindre coût. Aussi, quoique orientés vers l’accumulation du capital, les capitalistes se trouvent-ils contraints de satisfaire les consommateurs pour parvenir à leurs fins. C’est ainsi que, par extension, l’entreprise privée concurrentielle est jugée toujours plus efficace et efficiente que l’organisation non lucrative (mais ce au prix non évoqué d’une transformation de l’amateur d’art, du citoyen, de l’étudiant, de l’enfant vis-à-vis de ses professeurs, du bénéficiaire de l’aide sociale, etc., en consommateur), et que la privatisation et la marchandisation maximale de tous les services apparaissent comme les solutions les meilleures socialement car elles réduisent le gaspillage de ressources et obligent à aller au devant des attentes des clients[24].

Aux topiques de l'utilité, du bien-être global, du progrès, mobilisables de façon presque immuable depuis deux siècles, à la justification en termes d’efficacité inégalée dès lors qu’il s'agit d’offrir des biens et des services, il faut ajouter, bien sûr, la référence aux pouvoirs libérateurs du capitalisme et à la liberté politique comme collatérale de la liberté économique. Les types d’arguments avancés ici évoquent la libération que constitue le salariat par comparaison avec le servage, l’espace de liberté que permet la propriété privée ou encore le fait que les libertés politiques à l’époque moderne n’ont jamais existé sauf de façon épisodique dans aucun pays ouvertement et fondamentalement anti-capitaliste, même si tous les pays capitalistes ne les connaissent pas[25].



Il serait évidemment peu réaliste de ne pas comprendre ces trois piliers justificatifs centraux du capitalisme – progrès matériel, efficacité et efficience dans la satisfaction des besoins, mode d'organisation social favorable à l'exercice des libertés économiques et compatible avec des régimes politiques libéraux -, dans l'esprit du capitalisme.

Mais précisément du fait de leur caractère très général et très stable dans le temps, ces raisons[26] ne nous semblent pas suffisantes pour engager les personnes ordinaires dans les circonstances concrètes de la vie, et particulièrement de la vie au travail, et pour leur donner des ressources argumentatives leur permettant de faire face aux dénonciations en situation ou aux critiques qui peuvent leur être personnellement adressées. Il n’est pas sûr que tel ou tel salarié se réjouisse vraiment de ce que son travail serve à accroître le PIB de la nation, permette d'améliorer le bien-être des consommateurs, ou encore de ce qu'il s'inscrive dans un système qui fait une place certaine à la liberté d’entreprendre, de vendre et d’acheter, cela, à tout le moins, parce qu'il peine à faire le rapport entre ces bienfaits généraux, et les conditions de vie et de travail qui sont les siennes et celles de ses proches. A moins de s'être directement enrichi en tirant parti des possibilités de la libre entreprise - ce qui n'est réservé qu’à un petit nombre -, ou d’obtenir grâce un travail choisi librement une aisance financière suffisante pour profiter pleinement des possibilités de consommation qu'offre le capitalisme, trop de médiations font défaut pour que la proposition d'engagement qui lui est faite puisse nourrir son imagination[27] et s'incarner dans les faits et gestes de la vie quotidienne.

Par rapport à ce que l'on pourrait appeler - paraphrasant M. Weber - le capitalisme de la chaire, qui ressasse, de haut, le dogme libéral, les expressions de l'esprit du capitalisme qui nous intéressent ici, doivent être incorporées à des descriptions suffisamment étoffées et détaillées et comporter assez de prises pour sensibiliser, comme on dit, ceux à qui elles s'adressent, c'est-à-dire à la fois pour aller à la rencontre de leur expérience morale de la vie quotidienne et pour leur proposer des modèles d'action dont ils puissent se saisir. Nous verrons comment le discours du management, qui se veut à la fois formel et historique, global et situé, et qui mêle préceptes généraux et exemples paradigmatiques, constitue aujourd'hui la forme par excellence dans laquelle l'esprit du capitalisme se trouve incorporé et donné en partage.



Ce discours s'adresse en priorité aux cadres, dont l'adhésion au capitalisme est particulièrement indispensable à la marche des entreprises et à la formation du profit, mais dont le haut niveau d'engagement requis ne peut être obtenu par la pure contrainte et qui, moins soumis à la nécessité que ne le sont les ouvriers, peuvent opposer une résistance passive, ne s'engager qu'avec réticence, voire miner l'ordre capitaliste en le critiquant de l'intérieur. Le risque existe également que les enfants de la bourgeoisie, qui constituent le vivier quasi-naturel de recrutement des cadres, fassent défection, selon l’expression de A. Hirschman (1972), en se dirigeant vers des professions moins intégrées au jeu capitaliste (professions libérales, art et science, service public, etc.), ou même se retirent partiellement du marché du travail, et cela d’autant plus qu'ils disposent de ressources diversifiées (scolaires, patrimoniales, sociales, etc.).

C'est donc d'abord en direction des cadres, ou des futurs cadres, que le capitalisme doit compléter son appareil justificatif. Si, dans le cours ordinaire de la vie professionnelle la majorité d’entre eux peuvent être convaincus d’adhérer au système capitaliste du fait de contraintes financières (peur du chômage notamment, surtout s’ils sont endettés et chargés de famille) ou des dispositifs classiques de sanction - récompense (argent, avantages divers, espérances de carrière, etc.), on peut penser que les exigences de justification sont particulièrement développées dans les périodes marquées, comme c'est le cas actuellement, à la fois par une forte croissance numérique de la catégorie, avec l'arrivée dans les entreprises de nombreux jeunes cadres issus du système scolaire, faiblement motivés et en quête d'incitations normatives[28] et, d'autre part, par de profondes évolutions obligeant des cadres chevronnés à se recycler, ce qui leur est plus facile s'ils peuvent donner un sens aux changements d'orientation qui leur sont imposés et les vivre sur le mode du libre choix.

Étant à la fois des salariés et des porte-paroles du capitalisme, notamment par rapport aux autres membres des entreprises, les cadres sont, par position, des cibles privilégiées de la critique – en particulier de la part de leurs subordonnés - et souvent aussi eux-mêmes disposés à lui prêter une oreille attentive. Ils ne peuvent se satisfaire uniquement des avantages matériels qu’on leur accorde et doivent également disposer d'arguments pour justifier leur position et, plus généralement, les procédures de sélection dont ils sont le produit ou qu'ils mettent eux-mêmes en oeuvre. Une de leurs contraintes de justification est le maintien d'un écart culturellement tolérable entre leur propre condition et celle des travailleurs qu'ils doivent encadrer (comme le montrent par exemple, au tournant des années 70, les réticences de nombre de jeunes ingénieurs de Grandes Écoles, formés de façon plus permissive que ce n'était le cas pour les générations antérieures, à encadrer des OS assignés à des tâches très répétitives et soumis à une sévère discipline d'usine).

Les justifications du capitalisme qui nous intéresseront ici ne seront donc pas tant celles, évoquées plus haut, que les capitalistes ou les économistes universitaires peuvent être amenés à développer vers l'extérieur et, notamment, vers le monde politique, mais les justifications destinées en priorité aux cadres et aux ingénieurs. Or les justifications en termes de bien commun dont ils ont besoin doivent s’appuyer sur des espaces de calcul locaux pour être efficaces. Leurs jugements se rapportent d'abord à l'entreprise dans laquelle ils travaillent et au degré auquel les décisions prises en son nom sont défendables quant à leurs conséquences par rapport au bien commun des salariés qu'elle emploie et, secondairement, par rapport au bien commun de la collectivité géographique et politique dans laquelle elle est insérée. A la différence des dogmes libéraux, ces justifications situées sont sujettes à changement parce qu'elles doivent associer à des préoccupations exprimées en termes de justice les pratiques liées à des états historiques du capitalisme et aux manières spécifiques de faire du profit propres à une époque ; tout à la fois susciter des dispositions à agir et donner l'assurance que les actions accomplies sont moralement acceptables. L'esprit du capitalisme se manifeste ainsi indissociablement, à chaque moment du temps, dans les évidences dont les cadres sont dotés quant aux “ bonnes ” actions à entreprendre pour faire du profit et quant à la légitimité de ces actions.



Mais outre les justifications en termes de bien commun, nécessaires pour répondre à la critique et s'expliquer face aux autres, les cadres, et particulièrement les jeunes cadres, ont aussi besoin, comme les entrepreneurs wébériens, de motifs personnels d'engagement. Pour valoir qu'on s'y engage, pour être attrayant, le capitalisme doit pouvoir être présenté à leurs yeux dans des activités qui, par rapport aux opportunités alternatives, peuvent être qualifiées d' “ excitantes ” c'est-à-dire très généralement, bien que de façon différente à différentes époques, porteuses de possibilités d'autoréalisation et d’espaces de liberté pour l'action.

Pourtant, comme nous le verrons mieux par la suite, cette attente d'autonomie rencontre une autre demande, avec laquelle elle entre souvent en tension, correspondant cette fois à une attente de sécurité. Le capitalisme doit en effet pouvoir aussi inspirer aux cadres la confiance dans la possibilité de bénéficier du bien-être qu'il leur promet de façon durable pour eux-mêmes (de façon au moins aussi durable, sinon plus, que dans les situations sociales alternatives auxquelles ils ont renoncé), et d'assurer à leurs enfants l'accès à des positions leur permettant de conserver les mêmes privilèges.



L'esprit du capitalisme propre à chaque époque doit ainsi fournir, en des termes historiquement très variables, des ressources pour apaiser l'inquiétude suscitée par les trois questions suivantes :

- En quoi l’engagement dans les processus d'accumulation capitaliste est-il source d’enthousiasme, y compris pour ceux qui ne seront pas nécessairement les premiers bénéficiaires des profits réalisés ?

- Dans quelle mesure ceux qui s’impliquent dans le cosmos capitaliste peuvent-ils être assurés d'une sécurité minimale pour eux et pour leurs enfants ?

- Comment justifier, en termes de bien commun, la participation à l'entreprise capitaliste et défendre, face aux accusations d'injustice, la façon dont elle est animée et gérée ?



Les différents états historiques de l’esprit du capitalisme


Les changements de l'esprit du capitalisme qui se profilent actuellement, auxquels ce livre est consacré, ne sont certes pas les premiers. Outre l'espèce de reconstitution archéologique de l'ethos ayant inspiré le capitalisme originel que l'on trouve dans l'oeuvre de Weber, nous possédons au moins deux descriptions stylisées ou typifiées de l'esprit du capitalisme. Chacune d'elle spécifie les différentes composantes dégagées plus haut et indique, pour son temps, quelle grande aventure dynamisante a pu représenter le capitalisme, de quelles fondations solides pour bâtir l’avenir et de quelles réponses à l’attente d’une société juste il a pu apparaître porteur. Ce sont ces différentes combinaisons entre autonomie, sécurité et bien commun que nous rappelerons maintenant de façon très schématique.



La première description, entreprise à la fin du XIXème siècle - aussi bien dans le roman que dans les sciences sociales proprement dites -, est centrée sur la personne du bourgeois-entrepreneur et sur la description des valeurs bourgeoises. La figure de l'entrepreneur, du chevalier d'industrie, du conquérant (Sombart, 1928, p. 55), concentre les éléments héroïques du tableau[29], avec l'accent mis sur le jeu, la spéculation, le risque, l'innovation. Sur une échelle plus large, pour des catégories plus nombreuses, l'aventure capitaliste s'incarne dans la libération, avant tout spatiale ou géographique, rendue possible par le développement des moyens de communication et par le développement du travail salarié, qui permettent aux jeunes de s'émanciper des communautés locales, de l'asservissement à la terre et de l'enracinement familial, de fuir le village, le ghetto, et les formes traditionnelles de dépendance personnelle. En contrepartie, la figure du bourgeois et la morale bourgeoise apportent les éléments de sécurité dans une combinaison originale associant à des dispositions économiques novatrices (avarice ou parcimonie, esprit d'épargne, tendance à rationaliser la vie quotidienne dans tous ses aspects, développement des capacités à la comptabilité, au calcul, à la prévision etc.) des dispositions domestiques traditionnelles : l'importance attachée à la famille, à la lignée, au patrimoine, à la chasteté des filles pour éviter les mésalliances et la dilapidation du capital ; le caractère familial ou patriarcal des relations entretenues avec les employés (Braudel, 1979, pp. 526-527) - ce qui sera dénoncé comme paternalisme -, dont les formes de subordination demeurent largement personnelles, au sein de firmes en règle générale de petite taille ; le rôle accordé à la charité pour soulager les souffrances des pauvres (Procacchi, 1993), etc. Quant aux justifications visant à une généralité plus large et renvoyant à des constructions du bien commun elles doivent moins à la référence au libéralisme économique, au marché[30] ou à l'économie savante, dont la diffusion demeure assez limitée, qu'à la croyance dans le progrès, dans le futur, dans la science, dans la technique, dans les bienfaits de l'industrie. Un utilitarisme vulgaire est mis à contribution pour justifier les sacrifices qu'exige la marche en avant du progrès. C'est précisément cet amalgame de dispositions et de valeurs très différentes, voire incompatibles - soif de profit et moralisme, avarice et charité, scientisme et traditionalisme familial etc. - au principe de la division des bourgeois avec eux-mêmes dont parle François Furet (1995, pp. 19-35), qui est à la base de ce qui sera le plus unanimement et le plus durablement dénoncé dans l'esprit bourgeois : son hypocrisie.



Une deuxième caractérisation de l'esprit du capitalisme trouve son plein développement entre les années 1930 et les années 1960. L'accent y est mis moins sur l'entrepreneur individuel que sur l'organisation. Axée sur le développement, au début du XXème siècle, de la grande entreprise industrielle centralisée et bureaucratisée, fascinée par le gigantisme, elle a pour figure héroïque le directeur[31] qui, à la différence de l'actionnaire cherchant à augmenter sa richesse personnelle, est habité par la volonté de faire croître sans limite la taille de la firme dont il a la charge, de façon à développer une production de masse, reposant sur des économies d'échelle, sur la standardisation des produits, sur l'organisation rationnelle du travail et sur des techniques nouvelles d'extension des marchés (marketing). Sont particulièrement “ excitantes ” pour les jeunes diplômés les opportunités qu'offrent les organisations d'accéder à des positions de pouvoir d'où l'on puisse changer le monde et, pour le grand nombre, la libération du besoin, la réalisation des désirs grâce à la production de masse et son corollaire la consommation de masse.

Dans cette version, la dimension sécuritaire est apportée par la foi mise dans la rationalité et dans la planification à long terme - tâche prioritaire des dirigeants - et surtout par le gigantisme même des organisations qui constituent des milieux protecteurs offrant non seulement les perspectives d'une carrière mais aussi une prise en charge de la vie quotidienne (logements de fonction, centres de vacances, organismes de formation, etc.) sur le modèle de l'armée (type d'organisation dont IBM a constitué le paradigme dans les années 1950-60).

Quant à la référence à un bien commun, elle est assurée non seulement en composant avec un idéal d'ordre industriel incarné par les ingénieurs - croyance dans le progrès, espoir mis dans la science et dans la technique, dans la productivité et l'efficacité etc. - plus prégnant encore que dans la version antérieure, mais aussi avec un idéal que l'on peut qualifier de civique au sens où il met l'accent sur la solidarité institutionnelle, sur la socialisation de la production, de la distribution et de la consommation, et sur la collaboration des grandes firmes et de l'État dans une visée de justice sociale. L'existence de directeurs salariés et le développement de catégories de techniciens, d' “organisateurs”, la constitution, en France, de la catégorie des cadres (Boltanski, 1982), la multiplication de propriétaires constitués par des personnes morales plutôt que par des personnes physiques ou les limites apportées à la propriété de l'entreprise avec, notamment, le développement de droits des salariés et l'existence de règles bureaucratiques qui restreignent les prérogatives patronales en matière de gestion du personnel, sont interprétés comme autant d'indices d'un changement profond du capitalisme marqué par une atténuation de la lutte des classes, une dissociation de la propriété du capital et du contrôle sur l'entreprise, lequel est transféré à la “ technostructure ” (Galbraith, 1952, 1968) et comme les signes de l'apparition d'un capitalisme nouveau, animé d'un esprit de justice sociale. Nous aurons régulièrement l’occasion de revenir sur les spécificités de ce “ deuxième ” esprit du capitalisme.



Les changements de l'esprit du capitalisme accompagnent ainsi des modifications profondes des conditions de vie et de travail, et des attentes - pour eux ou pour leurs enfants - des travailleurs qui, dans les entreprises, jouent un rôle dans le processus d'accumulation capitaliste, sans en être les bénéficiaires privilégiés. Aujourd’hui, la sécurité fournie par les diplômes est amoindrie, les retraites sont menacées et les carrières ne sont plus assurées. La puissance de mobilisation du "deuxième esprit" est mise en question, alors même que les formes de l’accumulation se sont à nouveau profondément transformées.

Une des évolutions idéologiques de la situation actuelle que l'on peut tenir pour probable parce qu’elle s’appuie sur les capacités de survie du système et reste circonscrite à des aménagements dans le cadre du régime du capital - dont les voies de sortie praticables, après la fin de l'illusion communiste, ne sont, pour le moment, pas même esquissées - serait, si l'on suit notre analyse, la formation dans les pays développés d’un esprit du capitalisme plus mobilisateur (et donc aussi plus orienté vers la justice et le bien être social) dans la visée d’une tentative de remobilisation des travailleurs et, au minimum, de la classe moyenne.



Le “ premier ” esprit du capitalisme, associé comme on l’a vu à la figure du bourgeois, était en phase avec les formes du capitalisme, essentiellement familial, d’une époque où le gigantisme n’était pas encore recherché, sauf dans de très rares cas. Les propriétaires et patrons étaient connus en personne de leurs employés ; le destin et la vie de l’entreprise étaient fortement associés à ceux d’une famille. Le “ deuxième ” esprit, qui s’organise autour de la figure centrale du directeur (ou dirigeant salarié) et des cadres, est quant à lui lié à un capitalisme de grandes entreprises, déjà assez importantes pour que la bureaucratisation et l’utilisation d’un encadrement fourni et de plus en plus diplômé soit un élément central. Mais seule une minorité d'entre elles peut être qualifiée de multinationales. L’actionariat est devenu plus anonyme, de nombreuses entreprises se trouvant détachées du nom et du destin d’une famille particulière. Le “ troisième ” esprit devra quant à lui être isomorphe à un capitalisme "mondialisé" mettant en oeuvre de nouvelles technologies pour ne citer que les deux aspects les plus souvent mentionnés pour qualifier le capitalisme d’aujourd’hui.



Les modalités de sortie de la crise idéologique qui commencèrent à se mettre en place dans la seconde moitié des années 30, lors de la perte de vitesse du premier esprit, ne pouvaient être prédites. Il en est de même de celle que nous vivons actuellement. La nécessité de redonner sens au processus d’accumulation, et de l’associer à des exigences de justice sociale, se heurte en particulier à la tension entre l’intérêt collectif des capitalistes en tant que classe, et leurs intérêts particuliers en tant qu’opérateurs atomisés en concurrence sur un marché (Wallerstein, 1985, p. 17). Aucun opérateur du marché ne veut être en effet le premier à offrir une “bonne vie” à ceux qu’il engage car ses coûts de production s’en trouveraient accrus et il serait désavantagé dans la concurrence qui l’oppose à ses pairs. En revanche, la classe capitaliste dans son ensemble a intérêt à ce que les pratiques générales, notamment vis-à-vis des cadres, permettent de conserver l’adhésion de ceux dont dépend la réalisation du profit. On peut ainsi penser que la formation d'un troisième esprit du capitalisme, et son incarnation dans des dispositifs, dépendront dans une large mesure, de l’intérêt que présente pour les multinationales, aujourd'hui dominantes, le maintien d’une zone pacifiée au centre du système-monde, dans laquelle entretenir un vivier de cadres, où ils puissent se former, élever des enfants et vivre en sécurité.



L’origine des justifications incorporées dans l’esprit du capitalisme


Nous avons rappelé l’importance que revêt pour le capitalisme la possibilité de prendre appui sur un appareillage justificatif ajusté aux formes concrètes prises par l’accumulation du capital à une époque donnée, ce qui signifie que l’esprit du capitalisme incorpore d’autres schèmes, outre ceux hérités de la théorie économique qui, s’ils permettent bien - hors de toute spécification historique[32]- de défendre le principe même de l’accumulation, ne possèdent pas un pouvoir mobilisateur suffisant.

Mais le capitalisme ne peut trouver en lui-même aucune ressource pour fonder des motifs d'engagement et, particulièrement, pour formuler des arguments orientés vers une exigence de justice. Le capitalisme est en effet sans doute la seule, ou au moins la principale, forme historique ordonnatrice de pratiques collectives à être parfaitement détachée de la sphère morale au sens où elle trouve sa finalité en elle-même (l’accumulation du capital comme but en-soi) et non par référence, non seulement à un bien commun, mais même aux intérêts d'un être collectif tel que peuple, État, classe sociale etc. La justification du capitalisme suppose donc la référence à des constructions d'un autre ordre d'où dérivent des exigences tout à fait différentes de celles imposées par la recherche du profit.

Pour maintenir son pouvoir de mobilisation, le capitalisme va donc devoir aller puiser des ressources en dehors de lui-même, dans les croyances qui possèdent, à un moment donné du temps, un pouvoir important de persuasion, dans les idéologies marquantes, y compris lorsqu'elles lui sont hostiles, inscrites dans le contexte culturel au sein duquel il évolue. L’esprit qui soutient le processus d'accumulation, à un moment donné de l’histoire, est ainsi imprégné des productions culturelles qui lui sont contemporaines et qui ont été développées à de toutes autres fins, la plupart du temps, que de justifier le capitalisme[33].

Confronté à une exigence de justification, le capitalisme mobilise un “ déjà-là ”, dont la légitimité est assurée, et auquel il va donner un tour nouveau en l’associant à l'exigence d’accumulation du capital. Il serait donc vain de chercher à séparer nettement les constructions idéologiques impures, destinées à servir l'accumulation capitaliste, des idées pures, libres de toute compromission, qui permettraient de la critiquer, et ce sont souvent les mêmes paradigmes qui se trouvent engagés dans la dénonciation et dans la justification de ce qui est dénoncé.



Nous pouvons comparer le processus par lequel s’incorporent au capitalisme des idées qui lui étaient initialement étrangères, voire hostiles, au processus d’acculturation décrit par Dumont (1991) quand il montre comment l’idéologie moderne dominante de l’individualisme se diffuse en forgeant des compromis avec les cultures préexistantes. De la rencontre des deux ensembles d’idées-valeurs et de leur conflit, naissent des représentations nouvelles qui sont “une sorte de synthèse, qui peut être plus ou moins radicale, quelque chose comme un alliage de deux sortes d’idées et de valeurs, les unes, d’inspiration holiste, étant autochtones, les autres étant empruntées à la configuration individualiste prédominante" (Dumont, 1991, p. 29). Un effet remarquable de cette acculturation est alors que “non seulement, les représentations individualistes ne se diluent ni ne s’affadissent à travers ces combinaisons où elles entrent, mais bien au contraire elles puisent dans ces associations avec leurs contraires d’un côté une adaptabilité supérieure, de l’autre une force accrue" (id. p. 30). Si nous transposons cette analyse à l'étude du capitalisme (dont le principe d’accumulation a d'ailleurs partie liée avec la modernité individualiste), nous verrons comment l'esprit qui l'anime possède deux faces, l'une "tournée vers l'intérieur", comme dit Dumont, c’est-à-dire ici vers le processus d’accumulation qui se trouve légitimé, et l'autre orientée vers les idéologies dont il s'est imprégné et qui lui apporte précisément ce que le capitalisme ne peut offrir : des raisons pour participer au processus d'accumulation ancrées dans la réalité quotidienne et en prise avec les valeurs et les préoccupations de ceux qu'il convient d'engager[34].

Dans l’analyse de Louis Dumont, les membres d’une culture holiste confrontés à la culture individualiste se trouvent mis en cause, et éprouvent le besoin de se défendre, de se justifier, face à ce qui leur apparaît comme une critique et une remise en question de leur identité. Mais, sous d'autres rapports, ils peuvent se montrer attirés par les nouvelles valeurs et par les perspectives de libération individuelle et d’égalité qu'offrent ces valeurs. C’est de ce processus de séduction-résistance-recherche d’autojustification que naissent les nouvelles représentations de compromis.

On peut faire les mêmes remarques à propos de l’esprit du capitalisme. Ce dernier se transforme pour répondre au besoin de justification des personnes engagées à un moment donné dans le processus d'accumulation capitaliste mais dont les valeurs et les représentations, reçues en héritage culturel, sont encore associées à des formes d’accumulation antérieures, à la société traditionnelle dans le cas de la naissance du premier esprit ou à un esprit précédent, dans celui du passage aux esprits du capitalisme suivants. L’enjeu sera de rendre les nouvelles formes d'accumulation séduisantes à leurs yeux (la dimension excitante de tout l’esprit), tout en tenant compte de leur besoin de s’autojustifier (en prenant appui sur la référence à un bien commun) et en édifiant des défenses contre ce qu'ils perçoivent, dans les nouveaux dispositifs capitalistes, comme menaçant pour la survie de leur identité sociale (la dimension sécuritaire).

A bien des titres, le "deuxième esprit" du capitalisme édifié en même temps que s'établit la suprématie de la grande entreprise industrielle, porte en lui des caractéristiques que n’auraient reniées ni le communisme, ni le fascisme qui étaient pourtant les mouvements critiques du capitalisme les plus puissants à l'époque où ce "deuxième esprit" commence à se mettre en place (Polanyi, 1983). Le dirigisme économique, aspiration commune, va se trouver mis en œuvre par l’État-providence et ses organes de planification. Des dispositifs de contrôle régulier de la répartition de la valeur ajoutée entre le capital et le travail sont mis en place avec la comptabilité nationale (Desrosières, 1993, p. 383) ce qui est cohérent avec les analyses marxistes. Quant au fonctionnement hiérarchique en vigueur dans les grandes entreprises planifiées, il conservera longtemps la marque d'un compromis avec les valeurs domestiques traditionnelles, ce qui ne pouvait que rassurer la réaction traditionaliste : respect et déférence contre protection et aide font partie du contrat hiérarchique dans ses formes traditionnelles, bien plus que l’échange d’un salaire contre un travail qui exprime la façon libérale anglo-saxonne de penser la relation d'emploi. Ainsi le principe de l’accumulation illimitée a trouvé des points de convergence avec ses ennemis, et le compromis qui en a résulté a assuré au capitalisme sa survie en offrant à des populations réticentes l'opportunité de s’y engager avec plus d’enthousiasme.



Les cités comme points d’appui normatifs pour construire des justifications


Les agencements sociétaux, dans la mesure où ils sont soumis à un impératif de justification, tendent à incorporer la référence à un type de conventions très générales orientées vers un bien commun et prétendant à une validité universelle, modélisées sous le concept de cité (Boltanski, Thévenot, 1991). Le capitalisme ne fait pas exception à cette règle. Ce que nous avons appelé l'esprit du capitalisme contient nécessairement, au moins dans ceux de ses aspects qui sont orientés vers la justice, la référence à de telles conventions. C'est dire aussi que l’esprit du capitalisme, considéré d'un point de vue pragmatique, suppose la référence à deux niveaux logiques différents. Le premier enferme un actant capable d’actions concourant à la réalisation du profit, tandis que le second contient un actant qui, doté d’un degré de réflexivité supérieur, juge, au nom de principes universels, les actes du premier. Ces deux actants indexent évidemment un même acteur décrit en tant qu’il est susceptible de s’engager dans des opérations de montée en généralité. Sans cette compétence, il lui serait en effet impossible d’entendre les critiques adressées au capitalisme en tant qu’il est orienté vers la recherche du profit, ni de forger des justifications pour faire pièce à ces critiques.



Compte-tenu du caractère central du concept de cité dans cet ouvrage, nous allons revenir maintenant avec un peu plus de détails sur le travail dans lequel le modèle des cités a été présenté. Le concept de cité est orienté vers la question de la justice. Il vise à modéliser le genre d’opérations auxquelles, au cours des disputes qui les opposent, se livrent les acteurs lorsqu’ils sont confrontés à un impératif de justification. Cette exigence de justification est indissociablement liée à la possibilité de la critique. La justification est nécessaire pour appuyer la critique ou pour répondre à la critique quand elle dénonce le caractère injuste d’une situation.

Pour qualifier ce qu’il faut entendre ici par justice et pour nous donner la possibilité de rapprocher, au moyen d’une même notion, des disputes en apparence très différentes, nous dirons que les disputes orientées vers la justice ont toujours pour objet l’ordre des grandeurs dans la situation.

Prenons, pour faire comprendre ce que nous entendons par ordre de grandeur, un exemple trivial, à savoir, au cours d’un repas, le problème consistant à distribuer la nourriture entre les personnes présentes. La question de l’ordre temporel dans lequel le plat est présenté aux convives ne peut être évitée et doit être réglée publiquement. A moins de neutraliser la signification de cet ordre par l’introduction d’une règle qui ajuste l’ordre temporel sur l’ordre spatial (chacun se sert à tour de rôle, “à la bonne franquette”), l’ordre temporel du service se prête à être interprété comme un ordre de préséance en fonction d’une grandeur relative des personnes, comme lorsque l’on sert en premier les personnes âgées et en dernier les enfants. Mais la réalisation de cet ordre peut présenter des problèmes épineux et donner lieu à des contestations lorsque plusieurs principes d’ordre différents sont en présence. Pour que la scène se déroule harmonieusement il faut donc que les convives soient d’accord sur la grandeur relative des personnes mise en valeur par l’ordre de service[35]. Or cet accord sur l’ordre des grandeurs suppose un accord plus fondamental sur un principe d’équivalence par rapport auquel peut être établie la grandeur relative des êtres en présence. Même si le principe d’équivalence n’est pas explicitement rappelé, il doit être suffisamment clair et présent dans l’esprit de tous pour que l’épisode puisse se dérouler avec naturel. Ces principes d’équivalence sont désignés par les termes, empruntés à Rousseau, de principes supérieurs communs.

Ces principes de grandeur ne peuvent émerger d’un arrangement local et contingent. Leur caractère légitime dépend de leur robustesse, c’est-à-dire de leur capacité à valoir dans un nombre a priori illimité de situations particulières, mettant en présence des êtres aux propriétés les plus diverses. C’est la raison pour laquelle les principes d’équivalence qui, dans une société à un moment donné du temps, ont une prétention à la légitimité, sont orientés, en quelque sorte par construction, vers une validité universelle.

S’il existe dans une société, à un moment donné du temps, une pluralité de grandeurs légitimes, leur nombre n’est pourtant pas illimité. Six logiques de justification, six “cités”, ont été identifiées dans la société contemporaine. Pour définir ces grandeurs, il a été procédé dans le travail auquel nous nous adossons ici, à une série de va-et-vient entre deux types de sources. Soit, d’une part, des données empiriques recueillies par un travail de terrain portant sur les conflits et les disputes qui, en fournissant un corpus d’arguments et de dispositifs de situations, guidait l’intuition vers le genre de justifications souvent mis en oeuvre dans la vie quotidienne, et, d’autre part, à des constructions qui, ayant fait l’objet d’une élaboration systématique dans la philosophie politique, possèdent un niveau élevé de cohérence logique qui les rend susceptibles d’êtres mises à profit dans la tâche de modélisation de la compétence commune[36].

Dans la cité inspirée, la grandeur est celle du saint qui accède à un état de grâce ou de l’artiste qui reçoit l’inspiration. Elle se révèle dans le corps propre préparé par l’ascèse, dont les manifestations inspirées (sainteté, créativité, sens artistique, authenticité, etc.) constituent la forme privilégiée d’expression. Dans la cité domestique, la grandeur des gens dépend de leur position hiérarchique dans une chaîne de dépendances personnelles. Dans une formule de subordination établie sur un modèle domestique, le lien politique entre les êtres est conçu comme une généralisation du lien de génération conjuguant la tradition et la proximité. Le “grand” est l’ainé, l’ancêtre, le père, à qui on doit respect et fidélité et qui accorde protection et soutien. Dans la cité du renom, la grandeur ne dépend que de l’opinion des autres, c’est-à-dire du nombre des personnes qui accordent leur crédit et leur estime. Le “grand” de la cité civique est le représentant d’un collectif dont il exprime la volonté générale. Dans la cité marchande, le “grand” est celui qui s’enrichit en proposant sur un marché concurrentiel des marchandises très désirées c’est-à-dire en passant avec succès l’épreuve marchande. Dans la cité industrielle, la grandeur est fondée sur l’efficacité, et détermine une échelle des capacités professionnelles.



Le deuxième esprit du capitalisme, quand il fait référence au bien commun, invoque des justifications qui reposent sur un compromis entre la cité industrielle et la cité civique (et, secondairement, la cité domestique), tandis que le premier esprit prenait plutôt appui sur un compromis entre des justifications domestiques et des justifications marchandes.

Il nous faudra de même identifier les conventions à vocation universelle et les modes de référence au bien commun qui sont empruntés par le troisième esprit du capitalisme actuellement en formation. Or, comme nous le verrons, les nouveaux discours justificatifs du capitalisme ne sont qu’imparfaitement rendues par les six cités déjà identifiées. Pour décrire le “ résidu”, ininterprétable dans le langage des cités déjà existantes, nous avons été amenés à modéliser une septième cité, permettant de créer des équivalences et de justifier des positions de grandeur relatives dans un monde en réseau. A la différence du travail mentionné ci-dessus, cependant, nous ne nous sommes pas appuyés sur un texte majeur de philosophie politique pour réaliser la systématisation des arguments utilisés[37], mais sur un corpus de textes de management des années 90, dont la qualité d’être destinés aux cadres en fait un réceptacle particulièrement évident du nouvel esprit du capitalisme, et sur l’analyse de différentes propositions concrètes avancées aujourd’hui pour améliorer la justice sociale en France. Nous sommes en effet contemporains d’un intense travail - auquel participent activement les sciences sociales - de reconstruction d’un modèle de société qui, tout en se voulant réaliste, - c'est-à-dire ajusté à l'expérience que les personnes font du monde social dans lequel elles se trouvent plongés, et compatible avec un certain nombre de lieux communs tenus, à tort ou à raison, pour allant de soi (les entreprises ont besoin de flexibilité, le système des retraites par répartition ne pourra pas durer tel quel bien longtemps, le chômage des non-qualifiés est durable etc.) -, possède un caractère normatif au sens où il est orienté vers une amélioration de la justice.

Il nous faudra donc montrer à la fois comment le nouvel esprit du capitalisme pointe sur des principes d’équivalence jusqu’alors inusités, mais aussi par quel processus d’acculturation de thèmes et de constructions déjà présents dans l'environnement idéologique, provenant notamment des discours critiques qui lui sont adressés, il se structure et se durcit progressivement, par essais-erreurs, jusqu’à former une configuration idéologique nouvelle.



L’esprit du capitalisme légitime et contraint le processus d’accumulation


Nous avons vu comment le capitalisme devait, pour parvenir à engager les personnes indispensables à la poursuite de l'accumulation, s'incorporer un esprit susceptible de donner des perspectives de vie séduisantes, excitantes, tout en offrant des garanties de sécurité et des raisons morales de faire ce que l'on fait, cet amalgame composite de motifs et de raisons se révélant variable dans le temps selon les attentes des personnes qu'il faut mobiliser, les espérances avec lesquelles elles ont grandi, ainsi qu’en fonction des formes prises par l’accumulation à différentes époques. L’esprit du capitalisme doit répondre à une exigence d’auto-justification, notamment pour résister à la critique anticapitaliste, ce qui implique une référence à des conventions de validité générale quant à ce qui est juste ou injuste.

Ce qu'il convient de préciser, à ce stade de l'analyse, est que l’esprit du capitalisme, loin d'occuper seulement la place d'un "supplément d'âme", d'un "point d'honneur spiritualiste" ou d'une "superstructure" - comme le supposerait une approche marxiste des idéologies - joue un rôle central dans le processus capitaliste qu'il sert en le contraignant. En effet, les justifications qui permettent de mobiliser les parties prenantes entravent l’accumulation. Si l’on prend au sérieux les justifications avancées, tout profit n'est pas légitime, tout enrichissement n'est pas juste, toute accumulation, même importante et rapide n'est pas licite. Max Weber s'attachait déjà à montrer comment le capitalisme, ainsi entravé, se distinguait nettement de la passion de l’or, quand on s'y adonne de façon débridée, et qu’il avait précisément pour trait spécifique la modération rationnelle de cette impulsion[38].



L'intériorisation par les acteurs d'un certain esprit du capitalisme fait donc peser sur les processus d'accumulation des contraintes qui ne sont pas de pure forme et leur donne par là un cadre spécifique. L’esprit du capitalisme fournit ainsi à la fois une justification du capitalisme (par opposition aux remises en question qui se veulent radicales) et un point d'appui critique permettant de dénoncer l'écart entre les formes concrètes d'accumulation et les conceptions normatives de l'ordre social.

La justification des formes d’accomplissement historique du capitalisme doit également, pour être prise au sérieux face aux nombreuses critiques dont le capitalisme fait l’objet, se soumettre à des épreuves de réalité. Pour résister dans l’épreuve, la justification du capitalisme doit pouvoir prendre appui sur des dispositifs, c’est-à-dire sur des assemblages d’objets, de règles, de conventions, dont le droit peut être une expression au niveau national, et qui, ne se bornant pas à encadrer la recherche du profit, soient orientés vers la justice. C’est ainsi que le deuxième esprit du capitalisme était indissociable des dispositifs de gestion des carrières dans les grandes entreprises, de la mise en place de la retraite par répartition et de l’extension à un nombre de situations toujours plus important de la forme juridique du contrat de salarié de façon à faire bénéficier les travailleurs des avantages afférents à cette condition (Gaudu, 1997). Sans ces dispositifs, personne n’aurait pu croire vraiment aux promesses du deuxième esprit.

Les contraintes que l'esprit du capitalisme fait peser sur le capitalisme s’exercent donc par deux biais. D’une part, l’intériorisation des justifications par les acteurs du capitalisme introduit la possibilité d’une autocritique et favorise l'autocensure et l’auto-élimination, à l’intérieur même du processus d'accumulation, des pratiques non conformes. D’autre part, la mise en place de dispositifs contraignants, mais seuls à même de crédibiliser l’esprit du capitalisme, permet de mettre en place des épreuves de réalité et d’offrir par là des preuves tangibles pour répondre aux dénonciations.



Nous donnerons deux exemples particulièrement adéquats à notre objet de la manière dont la référence à des exigences exprimées en termes de bien commun (à une cité, selon le modèle que nous utilisons) est à même de contraindre le processus d’accumulation. Dans une cité marchande tout d’abord, le profit n'est valable, et l'ordre issue de la confrontation entre des personnes différentes recherchant également le profit n'est juste, que si l'épreuve marchande répond à des contraintes strictes d'égalité des chances, telles que le succès puisse être attribué au mérite, - c'est-à-dire ici à la capacité de saisir les opportunités offertes par le marché et au pouvoir d’attraction des biens et services proposés -, et non à un pur rapport de forces. Parmi ces contraintes, on peut citer au premier chef tout ce qui garantit la concurrence - comme l'absence de position dominante, d'ententes préalables et de cartels, ou encore la transparence de l'information, et des disponibilités en capital avant l’épreuve qui ne soient pas trop inégales ce qui justifie, par exemple, la taxation des héritages. C'est donc seulement sous certaines conditions très limitatives que l'épreuve marchande peut être dite légitime. Pourtant non seulement l'observance de ces conditions n'apporte pas de contribution spécifique à la formation du profit, mais elle peut au contraire la freiner. On pourrait faire des remarques similaires à propos de la façon dont la référence à une cité industrielle permet de justifier les formes de production capitalistes en faisant peser sur elles des contraintes qui ne dérivent pas directement des exigences immédiates de l'accumulation. Telles sont, par exemple, la planification à plus ou moins long terme, la mise en réserve de ressources pour l'avenir, les mesures visant à réduire les risques ou à éviter le gaspillage.



En prenant au sérieux les effets de la justification du capitalisme en référence à un bien commun, nous nous écartons aussi bien des approches critiques, qui ne tiennent pour réelle que la tendance du capitalisme à l'accumulation illimitée à n'importe quel prix et par n'importe quel moyen, et pour qui les idéologies ont pour seule fonction de cacher la réalité de rapports de force économiques toujours vainqueurs sur toute la ligne, que des approches apologétiques qui, confondant les points d'appuis normatifs et la réalité, ignorent les impératifs de profit et d'accumulation et placent au coeur du capitalisme les exigences de justice auxquels il se trouve confronté.

Ces deux positions ne sont pas étrangères à l'ambiguïté du qualificatif de “légitime” avec ses deux dérivés : légitimation - légitimité. Dans le premier cas, on fait de la légitimation une pure opération de voilement après coup qu'il convient de dévoiler pour aller au réel. Dans le second on s'attache à la pertinence communicationnelle des arguments et à l'impeccabilité juridique des procédures mais sans s'interroger sur les conditions d'accomplissement des épreuves de réalité auxquels les grands - c'est-à-dire d'abord, dans un monde capitaliste, les riches - doivent leur grandeur quand elle est supposée légitime. La notion d’esprit du capitalisme, telle que nous la définissons, nous permet dès lors de surmonter l'opposition, qui a dominé une bonne part de la sociologie et de la philosophie des trente dernières années - tout au moins en ce qui concerne les travaux à l’intersection du social et du politique -, entre des théories, souvent d'inspiration nietzchéo-marxiste, qui n'ont vu dans la société que violence, rapports de force, exploitation, domination et affrontements des intérêts[39] et, d'autre part, des théories qui, s'inspirant plutôt des philosophies politiques contractualistes, ont mis tout l'accent sur les formes du débat démocratique et sur les conditions de la justice sociale[40]. Dans les oeuvres issues du premier courant, la description du monde paraît trop noire pour être vraie. Un tel monde ne serait pas longtemps vivable. Mais dans les oeuvres qui se rattachent au second, le monde social est, il faut bien l'avouer, un peu trop rose pour être crédible. La première orientation théorique traite souvent du capitalisme, mais sans lui reconnaître une dimension normative. La seconde tient compte des exigences morales qui dérivent d'un ordre légitime mais, sous estimant l'importance des intérêts et des rapports de force, elle tend à ignorer la spécificité du capitalisme, dont les contours s'estompent en se fondant dans l'entrelacs des conventions sur lesquelles repose toujours l'ordre social.





2. Le capitalisme et ses critiques


La notion d’esprit du capitalisme nous permet également d'associer dans une même dynamique l’évolution du capitalisme et les critiques qui lui sont opposées. Nous allons en effet, dans notre construction, faire jouer à la critique un rôle moteur dans les changements de l’esprit du capitalisme.

Si le capitalisme ne peut faire l'économie d’une orientation vers le bien commun où puiser des motifs d'engagement, son indifférence normative ne permet pas que l’esprit du capitalisme soit généré à partir de ses seules ressources en sorte qu'il a besoin de ses ennemis, de ceux qu’il indigne et qui s'opposent à lui, pour trouver les points d’appui moraux qui lui manquent et incorporer des dispositifs de justice dont il n'aurait sans cela aucune raison de reconnaître la pertinence. Le système capitaliste s'est révélé infiniment plus robuste que ne l’avaient pensé ses détracteurs, Marx au premier chef, mais c’est aussi parce qu’il a trouvé chez ses critiques mêmes les voies de sa survie. Le nouvel ordre capitaliste issu de la deuxième guerre mondiale n'a-t-il pas, par exemple, en commun avec le fascisme et le communisme le fait d'accorder une grande importance à l'État et un certain dirigisme économique ? C’est d’ailleurs probablement cette capacité surprenante de survie par endogénéisation d’une partie de la critique qui a contribué à désarmer les forces anticapitalistes, avec pour conséquence paradoxale, dans les périodes où le capitalisme semble triomphant - comme c'est actuellement le cas -, la manifestation d’une fragilité qui apparait précisément quand les concurrents réels ont disparu.



Le concept même de critique échappe d’ailleurs à la polarisation théorique entre les interprétations en termes de rapports de force ou de relations légitimes. L’idée de critique ne prend sens en effet que dans un différentiel entre un état de chose désirable et un état de chose réel. Pour donner à la critique la place qui lui revient dans le monde social, il faut renoncer à rabattre la justice sur la force ou à se laisser aveugler par l’exigence de justice au point d’ignorer les rapports de force. La critique doit, pour être valide, être en mesure de se justifier, c'est-à-dire de clarifier les points d'appui normatifs qui la fondent, et cela, particulièrement, lorsqu'elle est confrontée aux justifications que ceux qui sont l'objet de la critique donnent de leur action. Elle ne cesse donc de faire référence à la justice - car si la justice est un leurre à quoi bon critiquer[41]. Mais, d'autre part, la critique met en scène un monde dans lequel l'exigence de justice est sans arrêt transgressée. Elle dévoile l'hypocrisie des prétentions morales qui dissimulent la réalité des rapports de force, de l'exploitation, de la domination etc.



Les effets de la critique sur l’esprit du capitalisme


L’impact de la critique sur l'esprit du capitalisme semble être potentiellement au moins de trois ordres.

Tout d’abord, elle est à même de délégitimer les esprits antérieurs et de leur enlever de leur efficacité. Daniel Bell (1979) soutient ainsi que le capitalisme américain a rencontré de grandes difficultés à la fin des années 60, du fait d'une tension croissante entre des manières d’être au travail dérivées de l’ascétisme protestant sur lesquelles il continuait de prendre appui et, d'autre part, l'épanouissement d'un mode de vie, basé sur la jouissance immédiate dans la consommation stimulée par le crédit et la production de masse, que les salariés des entreprises capitalistes étaient incités à embrasser dans leur vie privée. L’hédonisme matérialiste de la société de consommation vient, selon cette analyse, heurter de plein fouet, c’est-à-dire critiquer, les valeurs de labeur et d’épargne qui sont supposées soutenir, au moins implicitement, la vie au travail et saper ainsi des modes d’engagement associés à la forme d’esprit du capitalisme alors dominante qui s'en trouve partiellement délégitimée. Il s'ensuit une démobilisation importante des salariés qui est le résultat d'une transformation de leurs attentes et de leurs aspirations.

Un deuxième effet de la critique est qu’en s’opposant au processus capitaliste, elle contraint ceux qui en sont les porte-paroles à le justifier en termes de bien commun. Et plus la critique se révélera virulente et convaincante pour un grand nombre de personnes, plus les justifications données en retour devront être associées à des dispositifs fiables garantissant une amélioration effective en termes de justice. Si, en effet, les porte-parole des mouvements sociaux se contentent, en réponses à leurs revendications, de déclarations superficielles non suivies d’actions concrètes - de paroles verbales, comme on dit-, si l’expression de bons sentiments suffit à calmer l’indignation, il n’y a aucune raison que les dispositifs censés rendre l’accumulation capitaliste plus conforme au bien commun ne soient améliorés. Et quand le capitalisme est obligé de répondre effectivement aux points soulevés par la critique pour chercher à l’apaiser et pour conserver l’adhésion de ses troupes qui risquent de prêter l’oreille aux dénonciations, il s’incorpore, par la même opération, une partie des valeurs au nom desquelles il était critiqué. L’effet dynamique de la critique sur l'esprit du capitalisme passe ici par le renforcement des justifications et des dispositifs associés qui, sans remettre en cause le principe même de l’accumulation ni l'exigence de profit, donne partiellement satisfaction à la critique, et intègre au capitalisme des contraintes correspondant aux points qui préoccupent le plus ses détracteurs. Le coût à payer par la critique pour se trouver écoutée, tout au moins partiellement, est alors de voir une partie des valeurs qu’elle avait mobilisées pour s’opposer à la forme prise par le processus d’accumulation mises au service de cette même accumulation selon le processus d’acculturation évoqué plus haut.

Un dernier type d’impact possible de la critique repose sur une analyse beaucoup moins optimiste quant aux réactions du capitalisme. On peut en effet supposer qu’il puisse, sous certaines conditions, échapper à l'exigence de renforcement des dispositifs de justice sociale en se rendant plus difficilement déchiffrable, en “brouillant les cartes”. Selon cette possibilité, la réponse apportée à la critique ne conduit pas à la mise en place de dispositifs plus justes, mais à une transformation des modes de réalisation du profit telle que le monde se trouve momentanément désorganisé par rapport aux référents antérieurs et dans un état de forte illisibilité. Face à de nouveaux agencements dont l'apparition n'a pas été anticipée, et dont il est difficile de dire s'ils sont plus ou moins favorables aux salariés que ne l'étaient les dispositifs sociaux antérieurs, la critique se trouve pour un temps désarmée. Le vieux monde qu’elle dénonçait a disparu, mais on ne sait que dire du nouveau. La critique agit ici comme aiguillon pour accélérer la transformation des modes de production, lesquels entreront alors en tension avec les attentes des salariés formatées sur la base des processus antérieurs, ce qui appellera à une recomposition idéologique destinée à montrer que le monde du travail a bien toujours un "sens".

On verra comment, nous serons amenés à invoquer ces trois types d'effets pour rendre compte des transformations de l'esprit du capitalisme au cours des trente dernières années.



Le modèle de changement que nous utiliserons repose sur un jeu à trois termes. Le premier représente la critique et peut être paramétré en fonction de ce qu’elle dénonce (les objets de dénonciation étant, comme nous le verrons, assez divers dans le cas du capitalisme), et de sa virulence. Le second correspond au capitalisme en tant qu'il est caractérisé par les dispositifs d’organisation du travail et les façons de faire du profit associés à une époque donnée. Le troisième indexe également le capitalisme mais cette fois en tant qu'il intègre des dispositifs visant à maintenir un écart tolérable entre les moyens mis en oeuvre pour générer des profits (second terme) et des exigences de justice prenant appui sur des conventions reconnues comme légitimes. Chacun des pôles de cette opposition à trois termes peut évoluer : la critique peut changer d’objet, perdre ou gagner en virulence ; le capitalisme peut conserver ou changer ses dispositifs d’accumulation ; il peut aussi les améliorer dans le sens d’une plus grande justice, ou démanteler les garanties offertes jusque-là.

Une critique qui s'épuise, est vaincue ou perd de sa virulence permet au capitalisme de relâcher ses dispositifs de justice et de modifier en toute impunité ses processus de production. Une critique qui gagne en virulence et en crédibilité oblige le capitalisme à renforcer ses dispositifs de justice, à moins de susciter au contraire - si l'environnement politique et technologique le permet - une incitation à brouiller les règles du jeu en se transformant.

Le changement des dispositifs d'accumulation capitaliste a pour effet de désarmer temporairement la critique, mais il a de grandes chances aussi de conduire, à moyen terme, vers la reformulation d’un nouvel esprit du capitalisme afin de restaurer l’implication des salariés qui ont perdu, dans le mouvement, les repères auxquels ils s'accrochaient pour avoir prise sur leur travail. Et il n’est également pas impossible qu’une transformation des règles du jeu capitaliste ne modifie les attentes des salariés et ne sapent en retour les dispositifs d'accumulation - comme dans le cas analysé par D. Bell (1979).

D'autre part, la mise en place de dispositifs garantissant plus de justice apaise la critique pour ce qui est des objets de revendications jusque là mis en avant, mais peut aussi du même coup l'amener à se déplacer sur d’autres problèmes, mouvement qui s’accompagne le plus souvent d’une baisse de la vigilance quant aux anciens points de contestation, ouvrant par là de nouvelles possibilités pour le capitalisme de changer les règles du jeu et entraînant une dégradation des avantages obtenus avec comme résultat, à moyen terme, une relance de la critique, etc.

Au cœur de ce jeu à trois termes, fonctionnant comme chambre d’enregistrement, caisse de résonance et creuset où se forment de nouveaux compromis, on trouve l’esprit du capitalisme, renégocié, voire remis en cause, ou même annihilé avant une nouvelle émergence, par la transformation des dispositifs orientés vers le profit comme de ceux orientés vers la justice, et par la métamorphose continue des besoins de justification sous les feux de la critique. L’étude de l’esprit du capitalisme et de son évolution est ainsi un point d’entrée particulièrement pertinent pour analyser la dynamique conjointe du capitalisme et de ses critiques que nous avons placée au coeur de ce travail.

Une notion nous aidera à articuler les trois termes de capitalisme, d'esprit du capitalisme et de critique : celle d’épreuve, qui constitue en outre un excellent passeur pour intégrer dans un même cadre, sans réductionnisme, les exigences de justice et les rapports de force.



Épreuves de force et épreuves légitimes


La notion d'épreuve rompt avec une conception étroitement déterministe du social, que celle-ci se fonde sur la toute puissance des structures ou, dans une optique culturaliste, sur la domination de normes intériorisées. Elle met l'accent sur l'incertitude qui, dans la perspective de l'action, habite à des degrés divers, les situations de la vie sociale[42].

Pour notre projet la notion d'épreuve présente l'avantage de nous permettre de circuler avec les mêmes outils théoriques des rapports de force aux ordres légitimes. L'épreuve est toujours une épreuve de force c'est-à-dire l'événement au cours duquel des êtres, en se mesurant (imaginez un bras de fer entre deux personnes ou l'affrontement entre un pécheur et la truite qui cherche à lui échapper) révèlent ce dont ils sont capables et même, plus profondément, ce dont ils sont faits. Mais lorsque la situation est soumise à des contraintes de justification, et lorsque les protagonistes jugent que ces contraintes sont vraiment respectées, cette épreuve de force sera tenue pour légitime.

Nous dirons, dans le premier cas (épreuve de force), qu'à l'issue de l'épreuve, la révélation des puissances se traduit par la détermination d'un certain degré de force et, dans le second (épreuve légitime), par un jugement sur la grandeur respective des personnes. Tandis que l'attribution d'une force définit un état de chose sans aucune coloration morale, l'attribution d'une grandeur suppose un jugement portant non seulement sur la force respective des êtres en présence, mais aussi sur le caractère juste de l'ordre révélé par l'épreuve.



Le passage de l'épreuve de force à l'épreuve de grandeur légitime suppose un travail social d’identification et de qualification des différents genres de forces qui doivent pouvoir être distinguées et détachées les unes des autres. En effet, pour être appréciable sous le rapport de la justice, une épreuve doit d'abord être spécifiée, être épreuve de quelque chose, de ceci ou de cela, de course à pieds ou de latin, et non être indéterminée, et ouverte à un affrontement entre des êtres saisis sous n'importe quel rapport et engageant n'importe qu'elle force (ce qui pourrait être une des caractérisations possibles de la violence). Si ce qui est mis à l’épreuve n’est pas pré-qualifié, l’épreuve est jugée peu solide, peu fiable et ses résultats sont contestables. Ainsi, tandis que dans la logique de l’épreuve de force, les forces se rencontrent, se composent et se déplacent sans autre limite que la résistance d'autres forces, l'épreuve de grandeur n'est valide (juste) que si elle met en jeu des forces de même nature. On ne peut plus arraisonner par l'art la force de l'argent, arraisonner par l'argent la force de la réputation ou de l'intelligence etc. Il faut, pour être non seulement fort, mais grand, engager la force de la nature qui convient dans l'épreuve à laquelle on se soumet. Assurer la justice d’une épreuve, c’est ainsi la mettre en forme et contrôler son exécution de façon à prévenir son parasitage par des forces extérieures.

Dans une société où un grand nombre d'épreuves sont soumises aux contraintes qui définissent l'épreuve légitime, la force des forts s'en trouve diminuée puisque la tension des épreuves tend à entraver les possibilités de ceux qui, disposant de forces diverses mais peu spécifiées, peuvent les déplacer, les confondre, les échanger, les étendre, en fonction des seules nécessités stratégiques de la situation. On ne peut pas, par exemple, payer les critiques littéraires et être reconnu comme un grand écrivain inspiré, devenir directeur de cabinet parce qu’on est le cousin du ministre etc. Il faut renoncer à l'emporter par n'importe quel moyen.



Il reste que l'épreuve de force et l'épreuve légitime ne doivent pas être conçues comme des oppositions discrètes. Il existe, de l'une à l'autre un continuum, en sorte que les épreuves peuvent être jugées plus ou moins justes et qu'il est toujours possible de dévoiler l'action de forces sous-jacentes venant polluer une épreuve qui se prétend pourtant légitime (comme on le voit, par exemple, dans la mise à jour des handicaps ou des avantages sociaux qui pèsent sur les résultats de l'épreuve scolaire, sans que les examinateurs en tiennent compte explicitement).



La notion d'épreuve nous place au coeur de la perspective sociologique, dont l'une des interrogations les plus tenaces - qu'aucune théorie n'a esquivée - porte sur les processus de sélection au travers desquels s'effectue la distribution différentielle des personnes entre des places dotées de valeur inégale et sur le caractère plus ou moins juste de cette distribution (c'est ici que la sociologie retrouve les questions de la philosophie politique). Elle présente également l'avantage de rendre possibles des changements d'échelles selon que l'on prend pour objet d'analyse des situations d'épreuves saisies dans leur singularité, au cours d'interactions traitées comme des événements uniques (tel échange entre un candidat et un recruteur) - dont le traitement évoque les procédures de la microsociologie -, ou que l'on s'attache à décrire des classes d'épreuves relativement stabilisées, d'une façon qui renoue, depuis la perspective d'une sociologie de l'action, avec les interrogations classiques de la macrosociologie. La notion d'épreuve permet donc de se déplacer entre le micro et le macro au sens où elle s'oriente aussi bien vers des dispositifs sectoriels ou des situations singulières que vers des agencements sociétaux, puisque les grandes tendances de sélection sociale reposent, en dernière analyse, sur la nature des épreuves qu'une société reconnaît à un moment donné du temps. Il n'est ainsi pas exagéré de considérer que l'on peut définir une société (ou un état de société) par la nature des épreuves qu'elle se donne et au travers desquelles s'effectue la sélection sociale des personnes, et par les conflits qui portent sur le caractère plus ou moins juste de ces épreuves.



Critique et épreuve sont étroitement liées. La critique conduit à l'épreuve dans la mesure où elle met en cause l'ordre existant et fait peser un soupçon sur l'état de grandeur des êtres en présence. Mais l'épreuve - particulièrement lorsqu'elle enferme une prétention à la légitimité - s'expose à la critique qui dévoile les injustices suscitées par l'action de forces cachées.

L’impact de la critique sur le capitalisme s’opère par le biais des effets qu'elle exerce sur les épreuves centrales du capitalisme. C'est le cas, par exemple, des épreuves dont dépend le partage entre salaires et profits, dans un certain état du droit du travail et du droit des sociétés qu'elles sont censées respecter ; ou encore, par exemple, des épreuves de recrutement, qui donnent accès à des positions tenues pour plus ou moins favorables.



Le rôle de la critique dans la dynamique des épreuves


On peut considérer qu’il existe deux manières de critiquer les épreuves.

La première a une visée corrective: : la critique dévoile ce qui, dans les épreuves mises en cause, transgresse la justice et, particulièrement, les forces que certains des protagonistes mobilisent à l'insu des autres, ce qui leur procure un avantage immérité. L’objectif de la critique est, dans ce cas, d’améliorer la justice de l’épreuve - nous dirons, de la tendre -, d’élever son niveau de conventionalisation, de développer son encadrement réglementaire ou juridique. Les épreuves instituées comme, par exemple, les élections politiques, les examens scolaires, les épreuves sportives, les négociations paritaires entre partenaires sociaux, etc. sont le résultat d’un tel travail d’épuration en justice de façon à ne laisser passer que les forces que l’on juge cohérentes avec la qualification de l'épreuve. Mais ces épreuves restent également perpétuellement susceptibles d’amélioration et donc de critique. Le travail d'épuration est en effet sans fin parce que les rapports sous lesquels les personnes peuvent être appréhendées sont ontologiquement en nombre illimité[43].

Une seconde façon de critiquer les épreuves peut être dite radicale. L'enjeu n'est plus, dans ce cas, de corriger les conditions de l’épreuve afin de la rendre plus juste, mais de la supprimer et éventuellement de la remplacer par une autre. Dans le premier cas, la critique prend au sérieux les critères que l’épreuve est censée satisfaire pour montrer que sa réalisation s’écarte, sur un certain nombre de points, de sa définition ou, si l'on veut, de son concept, et pour contribuer à la rendre plus conforme aux prétentions qu'elle est censée satisfaire. Dans le second cas, c’est la validité de l'épreuve elle-même, ce qui, à proprement parler, en conditionne l'existence, qui est contestée. Depuis cette seconde position critique, la critique visant à corriger l'épreuve sera souvent elle-même critiquée comme réformiste, par opposition à une critique radicale qui s'est historiquement affirmée comme révolutionnaire.

Par rapport au modèle des économies de la grandeur (Boltanski, Thévenot 1991) sur lequel nous nous appuyons ici, la critique corrective est une critique qui prend au sérieux la cité en référence à laquelle l’épreuve est construite. Il s’agit en quelque sorte d’une critique interne à la cité. A l'inverse, la critique radicale est une critique qui s’exerce au nom d’autres principes, relevant d’une autre cité, que ceux sur lesquels l’épreuve, dans sa définition couramment admise, prétend fonder ses jugements.



Nous évoquerons d’abord le destin possible d’une critique corrective à visée réformiste. Dans la mesure où les épreuves critiquées prétendent à la légitimité (en sorte qu'elles ont pour justification les mêmes positions normatives que celles invoquées par la critique), il n'est pas possible à ceux sur qui repose la charge de contrôler leur réalisation pratique d'ignorer éternellement les remarques dont ces épreuves font l'objet qui doivent, pour demeurer légitimes, incorporer une réponse à la critique. Cette réponse peut consister soit à montrer que la critique se trompe (il faut alors en apporter des preuves convaincantes) soit à resserrer le contrôle de l'épreuve et à l'épurer de façon à la rendre plus conforme au modèle de justice qui soutient les jugements prétendant à la légitimité. C'est le cas, par exemple, lorsque, à la suite de dénonciations, on rend anonyme un examen qui ne l'était pas ou encore lorsque l'on interdit la divulgation d'informations précédant des opérations de bourse (délits d'initiés).

Mais il existe aussi une autre réaction possible face à la critique corrective d'une épreuve consistant non à la satisfaire mais à essayer de la contourner. Ce mouvement a des chances d'être le fait, pour une part, de certains bénéficiaires de l’épreuve dont la critique a dévoilé qu’ils la réussissaient de manière illégitime et qui voient donc leurs chances s’amenuiser, et, pour une autre part, des organisateurs de l’épreuve ou de ceux sur qui repose en priorité le coût de son organisation[44], qui considèrent que le surcroît de justice (et donc de légitimité) attendu ne compense pas le coût plus élevé de l’épreuve (renforcement des contrôles, des précautions, affinement des critères de jugement etc.), ou encore qu’indépendamment de l'avantage attendu, sous le rapport de la justice, le coût est devenu prohibitif.

Un certain nombre d’acteurs peuvent ainsi avoir intérêt à une réduction de l’importance accordée à l’épreuve, à sa marginalisation, surtout s’il se révèle difficile de mettre un terme au travail de la critique dont la relance oblige à tendre sans arrêt l'épreuve et à en augmenter le coût. Au lieu de remettre frontalement en cause les épreuves instituées, ce qui serait trop coûteux, notamment en termes de légitimité, ils sont alors conduits à rechercher de nouveaux chemins de profits en opérant des déplacements, locaux, de faible amplitude, peu visibles, multiples. Ces déplacements peuvent être géographiques (délocalisation dans des régions où la main d'oeuvre est bon marché et le droit du travail peu développé ou peu respecté) si par exemple les entreprises ne veulent pas améliorer le partage salaires-profit dans le sens demandé par la critique (mais on pourrait faire les mêmes remarques par rapport aux nouvelles exigences en matière d'environnement). Il peut s’agir aussi d’une modification des critères de réussite dans l’entreprise pour échapper aux procédures associées à la gestion des carrières ou de la suppression d’épreuves formelles dans les recrutements (résolutions de cas par écrit, tests psycho-techniques etc.) jugées trop coûteuses. Ces déplacements, qui modifient les parcours d'épreuves[45], ont pour effet de réduire les coûts associés à la maintenance d’épreuves tendues et d’améliorer les profits de ceux qui peuvent engager des ressources diverses et qui se trouvent libérés des entraves qui limitaient jusque là les usages qu'ils pouvaient faire de leurs forces. Dans une société capitaliste, les forts étant avant tout les possesseurs du capital dont l’histoire a montré régulièrement que sans entraves législatives et réglementaires ils avaient tendance à user de leur pouvoir économique pour conquérir une position dominante dans tous les domaines et à ne laisser aux salariés que la portion congrue de la valeur ajoutée dégagée, c’est évidemment le plus souvent le parti du profit qui sort gagnant de ces micro-déplacements.

Ce mode de réaction à la critique, par la mise en œuvre de déplacements, a aussi pour effet de la désarmer temporairement en lui présentant un monde qu'elle ne sait plus interpréter. La critique et les appareils critiques associés à un état antérieur de l'esprit du capitalisme ont en effet peu de prise sur des épreuves nouvelles, qui n'ont pas fait l'objet d'un travail de reconnaissance, d'institutionnalisation et de codification. Car une des premières tâches de la critique est justement d’identifier les épreuves les plus importantes dans une société donnée, de clarifier ou de pousser les protagonistes à clarifier les principes sous-jacents à ces épreuves pour ensuite pouvoir procéder à une critique corrective ou radicale, réformiste ou révolutionnaire, selon les options et les stratégies de ceux qui la mènent.



A l’issue de la multitude des micro-déplacements amenant à contourner localement les épreuves les plus coûteuses ou celles les plus soumises à la critique, l'accumulation capitaliste se trouve en partie libérée des entraves que faisait peser sur elle la contrainte de bien commun. Mais du même coup elle se trouve aussi dépouillée des justifications qui la rendaient désirable pour un grand nombre d'acteurs, excepté si ce redéploiement des épreuves se trouve être en harmonie avec des thèmes relevant d'une critique radicale visant, également au nom du bien commun mais en invoquant des valeurs différentes, à supprimer les anciennes épreuves. Un déplacement de ce type perd en légitimité selon les anciens principes mais peut s'appuyer sur les principes de légitimité maniés par un autre bord de la critique. Sauf à opérer une sortie complète du régime du capital, c’est même là le seul destin possible (avec le maintien dans une posture oppositionnelle têtue et interminable, facilement qualifiée "d'irréaliste” par ses détracteurs) de la critique radicale, que d’être utilisée comme source d’idées et de légitimité pour sortir du cadre trop normé et, pour certains acteurs, trop coûteux, hérité d'un état antérieur du capitalisme.

On peut ainsi envisager des situations où l’ensemble de la critique se trouve désarmée d'un même mouvement : l’une, qualifiée ici de corrective (ce qui ne signifie pas qu'elle se conçoive nécessairement elle-même comme réformiste), parce que les épreuves auxquelles elle était ajustée disparaissent ou tombent en désuétude ; l’autre, que nous avons appelée radicale (ce qui ne veut pas dire qu'elle soit seulement le fait de ceux qui se qualifient eux-mêmes de "révolutionnaires") parce que l'évolution des idées dominantes va dans un sens qu’elle réclamait et qu’elle se trouve en partie satisfaite. C’est, comme nous le verrons par la suite, une situation de ce genre qui a marqué, selon nous, la France des années 80.



Une telle situation ne paraît pas néanmoins destinée à durer, car le redéploiement du capitalisme crée de nouveaux problèmes, de nouvelles inégalités, de nouvelles injustices, non parce qu'il serait intrinsèquement dans sa nature d’être injuste, mais parce que la question de la justice n’est pas pertinente dans le cadre où il se déploie - la norme d’accumulation du capital est amorale - sauf si la critique le contraint à se justifier et à s'auto-contrôler.

Des schèmes d'interprétation se reconstituent progressivement qui permettent de donner sens à ces transformations, et qui favorisent une relance de la critique en facilitant l’identification des nouvelles modalités problématiques de l'accumulation. La reprise de la critique conduit à la formation de nouveaux points d'appui normatifs avec lesquels le capitalisme doit composer. Ce compromis s'affirme dans l'expression d'une nouvelle forme d'esprit du capitalisme qui enferme, comme ceux qui l'ont précédé, des exigences de justice.

La naissance d’un nouvel esprit du capitalisme s’opère donc en deux temps bien qu’il ne s’agisse ici que d’une distinction analytique, les deux phases se recouvrant largement. Nous assistons dans un premier temps à l’ébauche d’un schéma d’interprétation général des nouveaux dispositifs, à la mise en place d’une nouvelle cosmologie permettant de se repérer et de déduire quelques règles élémentaires de comportement. Dans un second temps, ce schéma va s’épurer dans le sens d’une plus grande justice; ses principes d’organisation étant établis, la critique réformiste va s’efforcer de tendre les nouvelles épreuves identifiées.



Les formes historiques de la critique du capitalisme


Pour interpréter la conjoncture historique sur laquelle porte notre travail, nous devons maintenant définir plus précisément le contenu des critiques adressées au capitalisme, car l'orientation d'un mouvement particulier du capitalisme et le sens des transformations qui affectent son esprit ne peuvent se comprendre en profondeur que si l’on envisage le genre de critiques auquel il fut et est exposé. La nécessité d'apporter des justifications au capitalisme et de le donner à voir sous un jour attrayant, ne s'imposerait en effet pas avec une telle urgence si le capitalisme n'était affronté, depuis ses origines, à des forces critiques de grande ampleur. L'anticapitalisme est en effet aussi ancien que le capitalisme. “Il l'accompagne comme son ombre tout au long de son développement. On peut soutenir, sans rechercher le moindrement le paradoxe, que l'anticapitalisme est l'expression du capitalisme la plus importante aux yeux de l'histoire” (Baechler,1995, vol. 2, p. 268).



Sans reprendre dans le détail l'histoire des critiques dont le capitalisme a fait l'objet - tâche qui dépasserait de loin le cadre de cet ouvrage - on doit, pour comprendre la formation du nouvel esprit du capitalisme, rappeler les lignes de force principales, au demeurant assez pérennes depuis la première moitié du XIXème siècle, sur lesquelles se sont bâties les principales formes d'anticapitalisme.

La formulation d’une critique suppose au préalable une expérience désagréable suscitant la plainte, qu’elle soit vécue personnellement par le critique ou qu’il s’émeuve du sort d’autrui (Chiapello, 1998). C’est ce que nous appellerons ici la source de l’indignation. Sans ce premier mouvement émotif, presque sentimental, aucune critique ne peut prendre son envol. En revanche, il y a loin du spectacle de la souffrance à la critique articulée ; le critique a besoin d’un appui théorique et d’une rhétorique argumentative pour donner de la voix et traduire la souffrance individuelle en des termes faisant référence au bien commun (Boltanski, 1990 ; 1993). C’est pourquoi il existe réellement deux niveaux dans l’expression d’une critique, un niveau primaire, du domaine des émotions, qu’il est impossible de jamais faire taire et qui est toujours prêt à s’enflammer pour peu que de nouvelles situations forçant l’indignation se présentent et un niveau secondaire, réflexif, théorique et argumentatif qui permet de soutenir la lutte idéologique mais qui suppose la ressource de concepts et de schèmes permettant de lier les situations historiques que l’on entend soumettre à la critique à des valeurs susceptibles d'universalisation. Lorsque nous parlons de désarmement de la critique, c’est à ce second niveau que nous faisons référence. Sachant que le travail de la critique consiste à traduire des indignations dans le cadre de théories critiques puis à donner de la voix (ce qui suppose d’ailleurs d’autres conditions que nous n’examinerons pas ici), on comprend que, même lorsque les forces critiques semblent en totale décomposition, la capacité de s’indigner peut demeurer intacte, incarnée particulièrement dans la jeunesse, qui n'a pas encore fait l'expérience de la fermeture du champ des possibles constitutive du vieillissement, et constituer le substrat à partir duquel une relance de la critique redevient possible. Ici réside la garantie d’un travail critique toujours renouvelé.



Depuis sa formation, si le capitalisme a changé, sa “ nature ” (Heilbroner, 1986) ne s’est pas radicalement transformée si bien que les sources d'indignation qui ont continûment alimenté sa critique sont restées à peu près les mêmes au cours des deux derniers siècles. Elles sont essentiellement de quatre ordres :

a) le capitalisme source de désenchantement et d’inauthenticité des objets, des personnes, des sentiments et, plus généralement, du genre de vie qui lui est associé ;

b) le capitalisme source d'oppression, en tant qu'il s’oppose à la liberté, l'autonomie et la créativité des êtres humains soumis, sous son empire, d’une part à la domination du marché comme force impersonnelle qui fixe les prix, désigne les hommes et les produits-services désirables et rejette les autres, d’autre part aux formes de subordination de la condition salariale (discipline d'entreprise, surveillance rapprochée des chefs, encadrement par des règlements et des procédures, etc.);

c) le capitalisme source de misère chez les travailleurs et d'inégalités d'une ampleur inconnue dans le passé;

d) le capitalisme, source d'opportunisme et d'égoïsme qui, en favorisant les seuls intérêts particuliers, s’avère destructeurs des liens sociaux et des solidarités communautaires, particulièrement des solidarités minimales entre riches et pauvres.



L'une des difficultés du travail critique est qu’il est presque impossible de tenir ensemble ces différents motifs d’indignation et de les intégrer dans un cadre cohérent, si bien que la plupart des théories critiques privilégient un axe au détriment des autres en fonction duquel elles déploient leur argumentation. Ainsi, l'accent est mis tantôt sur les dimensions industrielles du capitalisme (critique de la standardisation des biens, de la technique, de la destruction de la nature et des modes de vie authentiques, de la discipline d'usine, de la bureaucratie etc.), en sorte que les mêmes critiques peuvent être prolongées dans une dénonciation du socialisme réel, tantôt sur ses dimensions marchandes (critique de la domination impersonnelle du marché, de la toute puissance de l'argent qui met tout en équivalence et fait des êtres les plus sacrés, oeuvres d'art et surtout êtres humains, une marchandise, qui soumet au processus de marchandisation la politique, objet de marketing et de publicité comme n'importe quel autre produit, etc.). De même, les références normatives qui sont mobilisées pour rendre compte de l’indignation, sont différentes voire difficilement compatibles. Tandis que la critique de l'égoïsme et celle du désenchantement s'accompagnent souvent d'une nostalgie pour les sociétés traditionnelles ou les sociétés d'ordre, et particulièrement pour leurs dimensions communautaires, l’indignation face à l'oppression et à la misère dans une société riche prennent appui sur des valeurs, celles de liberté et d'égalité, qui, bien qu’étrangères au principe d’accumulation illimitée qui caractérise le capitalisme, ont été historiquement associées à la montée de la bourgeoisie et au développement du capitalisme[46].



De ce fait les porteurs de ces divers motifs d’indignation et points d’appui normatifs ont été des groupes d'acteurs différents, bien qu'on puisse souvent les trouver associés dans une même conjoncture historique. On peut ainsi distinguer une critique artiste d'une critique sociale[47].

La première, qui s'enracine dans l'invention d'un mode de vie bohème (Siegel, 1986), puise surtout aux deux premières sources d'indignation dont nous avons donné plus haut le rapide signalement : d'une part le désenchantement et l'inauthenticité, d'autre part, l'oppression, qui caractérisent le monde bourgeois associé à la montée du capitalisme. Cette critique met en avant la perte de sens et, particulièrement, la perte du sens du beau et du grand, qui découle de la standardisation et de la marchandisation généralisée, touchant non seulement les objets quotidiens mais aussi les oeuvres d'art (le mercantilisme culturel de la bourgeoisie) et les êtres humains. Elle insiste sur la volonté objective du capitalisme et de la société bourgeoise d'enregimenter, de dominer, de soumettre les hommes à un travail prescrit, dans le but du profit mais en invoquant hypocritement la morale, à laquelle elle oppose la liberté de l'artiste, son rejet d'une contamination de l'esthétique par l'éthique, son refus de toute forme d'assujetissement dans le temps et dans l'espace et, dans ses expressions extrêmes, de toute espèce de travail.

La critique artiste repose sur une opposition, dont on trouve la mise en forme exemplaire chez Baudelaire, entre l'attachement et le détachement, la stabilité et la mobilité. D’un côté, des bourgeois, possédant des terres, des usines, des femmes etc., enracinés dans l'avoir, obnubilés par la conservation de leurs biens, perpétuellement soucieux de leur reproduction, de leur exploitation, de leur augmentation et condamnés par-là à une prévoyance méticuleuse, à une gestion rationnelle de l'espace et du temps et à une recherche quasi-obsessionnelle de la production pour la production ; de l’autre, des intellectuels et des artistes libres de toute attache, et dont le modèle - celui du dandy - constitué au milieu du XIXème siècle -, faisait de l'absence de production, si ce n'est la production de soi, et de la culture de l'incertitude des idéaux indépassables (Coblence, 1986)[48].

La seconde critique, inspirée des socialistes et, plus tard, des marxistes, puise plutôt aux deux dernières sources d'indignation que nous avons identifiées : l'égoïsme des intérêts particuliers dans la société bourgeoise et la misère croissante des classes populaires dans une société aux richesses sans précédent, mystère qui trouvera son explication dans les théories de l'exploitation[49]. Prenant appui sur la morale et, souvent, sur une thématique d'inspiration chrétienne, la critique sociale rejette, parfois avec violence, l'immoralisme ou le neutralisme moral, l'individualisme, voire l'égoïsme ou l'égotisme, des artistes[50].



Puisant à des sources idéologiques et émotionnelles différentes, les quatre thématiques de l’indignation dont nous venons de rappeler les grands traits, ne sont pas immédiatement compatibles et peuvent, selon les conjonctures historiques, se trouver associées, souvent au prix d'un malentendu facilement dénonçable comme incohérence, ou, au contraire, entrer en tension.

Un exemple d'amalgame est offert par la critique intellectuelle dans la France d'après-guerre telle qu'elle s'exprime dans une revue comme Les temps modernes soucieuse de se tenir à la pointe de toutes les luttes et par là de concilier l'ouvriérisme et le moralisme du Parti communiste avec le libertinage aristocratique de l'avant-garde artistique, la critique essentiellement économique dénonçant l'exploitation bourgeoise de la classe ouvrière avec la critique des moeurs stigmatisant le caractère oppressif et l'hypocrisie de la morale bourgeoise, particulièrement en matière de sexualité, et avec la critique esthétique discréditant le sybaritisme d'une bourgeoisie aux goûts académiques. L'insistance sur la transgression (dont la figure de Sade constitue, du début des années 40 au milieu des années 60, le symbole obligé mobilisé par un grand nombre d'écrivains de la gauche non communiste[51]) servait de passeur entre ces différents thèmes, d'ailleurs non sans malentendus ou sans conflits quand la transgression sexuelle ou esthétique, à laquelle les intellectuels et les artistes étaient particulièrement attachés, rencontrait le moralisme et le classicisme esthétique des élites ouvrières. Des ouvriers séquestrant leur patron, des homosexuels s'embrassant en public ou des artistes exposant des objets triviaux, transportés de leur contexte habituel dans une galerie ou dans un musée, ne s'agissait-il pas toujours, au fond, des métamorphoses d'une même transgression de l'ordre bourgeois ?

Mais, dans d'autres conjonctures politiques, les différentes traditions critiques du capitalisme peuvent facilement diverger, entrer en tension, voire s'opposer violemment. Ainsi, tandis que la critique de l'individualisme et sa corollaire communautaire peuvent assez facilement se laisser entraîner vers des dérives fascistes (comme on en trouverait maints exemples chez les intellectuels des années 30), la critique de l'oppression peut entraîner doucement ceux pour qui elle constitue un point d'attaque prépondérant vers une acceptation, au moins tacite, du libéralisme, comme ce fut le cas, dans les années 80, de nombre d'intellectuels venus de l'ultra-gauche qui, ayant à juste titre reconnu dans le soviétisme une autre forme de l’aliénation et ayant fait de la lutte contre le totalitarisme leur principal combat, n'ont pas vu venir ou n'ont pas su reconnaître la reprise en main libérale du monde occidental.



Chacune de ces deux critiques peut se considérer comme plus radicale que l'autre quant à sa position envers la modernité des Lumières dont le capitalisme se réclame au même titre que la démocratie. mais sous des rapports différents

La critique artiste, quoique partageant avec la modernité son individualisme, se présente comme une contestation radicale des valeurs et options de base du capitalisme (Chiapello, 1998) : étant refus du désenchantement né des processus de rationalisation et de marchandisation du monde inhérents au capitalisme, elle suppose leur interruption ou leur suppression et implique donc une sortie du régime du capital. La critique sociale quant à elle cherche à résoudre avant tout le problème des inégalités et de la misère en cassant le jeu des intérêts individuels. Si certaines solutions à ce problème peuvent apparaître radicales, elles ne supposent pas pour autant un arrêt de la production industrielle, de l’invention de nouveaux artefacts, de l’enrichissement de la nation et du progrès matériel et constituent donc un rejet moins total des cadres et des options du capitalisme.

Cependant, malgré l’inclination dominante de chacune de ces deux critiques soit vers la réforme, soit vers la sortie du régime du capital, on remarquera que chacune d’elle possède un versant moderniste et un versant anti-moderniste. La tension entre une critique radicale de la modernité qui conduit à “contester son temps sans en participer” et une critique moderniste qui risque de mener à “participer de son temps sans le contester ” constitue de ce fait une constante des mouvements critiques[52]. La critique artiste est anti-moderniste quand elle insiste sur le désenchantement, et moderniste quand elle se préoccupe de libération. S'enracinant dans les valeurs libérales issues de l'esprit des Lumières, elle dénonce le mensonge d'un ordre qui ne feint d'accomplir le projet moderne de libération que pour mieux le trahir : loin de libérer les potentialités humaines d'autonomie, d'auto-organisation et de créativité, il exclut les gens de la direction de leurs propres affaires, soumet les êtres humains à la domination de rationalités instrumentales et les tient enfermés dans une “cage de fer”[53] ; exigeant la participation active des producteurs, la production capitaliste ne cesse pour autant de la nier et de la détruire[54]. La critique sociale est plutôt moderniste quand elle insiste sur les inégalités, et anti-moderniste quand, s’attachant au manque de solidarité, elle se construit comme une critique de l’individualisme.



L’incomplétude de la critique


Ces caractéristiques des traditions critiques du capitalisme et l’impossibilité de construire une critique totale parfaitement articulée s’appuyant équitablement sur les quatre sources d’indignation que nous avons identifiées explique l’ambiguïté instrinsèque de la critique qui partage toujours - même en ce qui concerne les mouvements les plus radicaux - “quelque chose” avec ce qu’elle cherche à critiquer. Cela tient au simple fait que les références normatives sur lesquelles elle s’appuie sont elles-mêmes inscrites partiellement dans le monde[55]. Mais les mêmes raisons rendent compte de la faillibilité de la critique qui peut, par exemple, regarder sans intervenir le monde évoluer vers une situation qui se révèlera désastreuse, ou même considérer d'un oeil favorable les changements en cours à un moment donné, parce qu'ils amènent une amélioration sur un point important qui motivait l'indignation, sans voir que, dans le même temps, la situation se dégrade sous un autre rapport et, notamment, pour la période qui nous intéresse ici, que le capitalisme a bien évolué dans le sens d'une réduction des formes plus anciennes d'oppression mais au prix, détecté avec retard, d’un renforcement des inégalités.

La dialectique du capitalisme et de ses critiques se révèle par là nécessairement sans fin, pour autant que l’on demeure dans le régime du capital, ce qui semble être l’éventualité la plus probable à moyen terme. La critique, partiellement entendue et intégrée sur certains points, partiellement contournée ou contrée sur d'autres, doit sans arrêt se déplacer et forger de nouvelles armes, sans cesse reprendre ses analyses de façon à rester au plus près des propriétés qui caractérisent le capitalisme de son temps. Il s’agit là, à bien des égards, d’une forme sophistiquée du supplice de Sysiphe à destination de tous ceux qui ne se contentent pas d’un état social donné et qui pensent que les hommes doivent chercher à améliorer la société dans laquelle ils vivent - ce qui est en soi, d’ailleurs, une conception récente (Hirschman, 1984). Mais les effets de la critique sont bien réels. La pierre remonte bien le long de la pente même si elle risque toujours de redescendre par un autre chemin dont l'orientation dépend le plus souvent de la façon dont la pierre a été remontée[56]. Par ailleurs, même en allant jusqu'à admettre une interprétation pessimiste de la dynamique du capitalisme et de ses critiques, selon laquelle, en fin de compte “ le capitalisme - en tant qu'il est source d’indignation - s’en tire toujours ”, nous trouverions une consolation dans cette remarque tirée l’ouvrage de K. Polanyi : “Pourquoi la victoire finale d’une tendance devrait-elle être censée prouver l’inefficacité des efforts destinés à en ralentir le progrès ? Et pourquoi ne pas voir que c’est précisément dans ce qu’elles ont obtenue, c’est-à-dire le ralentissement du rythme de changement, que ces mesures ont atteint leur but ? Dans cette perspective, ce qui est inefficace pour arrêter une évolution n’est pas complètement inefficace. Souvent le rythme du changement n’a pas moins d’importance que sa direction ; mais s’il est fréquent que celle-ci ne relève pas de notre volonté, il se peut fort bien que dépende de nous le rythme auquel nous permettons que le changement survienne” (Polanyi, 1983, p. 63-64).



Tout en reconnaissant à la critique une efficacité certaine, nous n'aborderons pas directement dans ce livre la question - développée par la science politique et l'histoire sociale - des conditions dont dépend le degré d'efficacité de la critique dans des situations historiques déterminées[57]. Quoique nous n’ignorions pas l’ensemble des facteurs dont dépendent la virulence et l’efficacité de la critique, nous nous sommes centrés surtout sur sa dimension proprement idéologique, c’est-à-dire sur la façon selon laquelle s'opère la mise en formules de l’indignation et la dénonciation d'une transgression du bien commun. Ce choix nous fait courir le risque d'être accusés de ne nous intéresser qu’aux "discours" à l’exclusion de ce qui serait “réel”, mais il met pourtant l'accent sur une partie essentielle du travail de la critique qui est la codification de “ce qui ne va pas ” et la recherche des causes de cette situation dans le but d'aller vers des solutions. Il s’agit en outre du niveau pertinent d’analyse dans une étude consacrée à l’esprit du capitalisme. C’est ainsi que lorsque nous évoquons un désarmement de la critique, il s’agit d’un désarmement idéologique (la critique ne sait plus que dire) et non d’un désarmement physique (elle saurait quoi dire mais ne peut le faire, ou n’arrive pas à se faire entendre).



Les modifications de l’esprit du capitalisme indépendantes de la critique


Il nous reste à lever une dernière ambiguité quant à la dynamique de l’esprit du capitalisme. Nous avons fait de la critique l’un de ses moteurs les plus puissants. En obligeant le capitalisme à se justifier, la critique l’oblige à renforcer les dispositifs de justice qu'il comporte et à se reférer à certains types de biens communs au service desquels il dit se mettre. Mais nous avons vu également que l’impact de la critique pouvait être indirect en incitant le capitalisme à “se déplacer” plus vite, c’est-à-dire à changer la nature des épreuves centrales dans son ordre, pour échapper à la critique dont il fait l’objet. L’esprit du capitalisme ne se trouve atteint ici que par la répercussion de changements ayant porté d’abord sur le capitalisme.

Mais si les modifications du capitalisme sont également l’une des sources importantes de modification de son esprit, il nous faut reconnaître que ses déplacements ne sont pas tous à mettre en relation avec la critique. La dynamique du capitalisme elle-même n’est que partiellement liée à la critique, tout au moins à la critique au sens où nous l’avons entendue jusque là qui suppose que l’on donne de la voix (voice dans la conceptualisations de A. Hischmann - 1972). Pour rendre compte de la dynamique du capitalisme, il conviendrait d’ajouter l’impact de la critique de type Exit, chez Hirschman, c'est-à-dire de la concurrence. La critique Exit qui est refus d’achat de la part du consommateur ou du client au sens large, refus de s’embaucher de la part du salarié potentiel, refus de servir en provenance du prestataire indépendant etc., est une critique à laquelle le capitalisme accepte plus facilement de se soumettre quoiqu’il cherche également dans ce cas à échapper aux entraves qu’elle suscite, en constituant des monopoles ou des cartels par exemple, de façon à ignorer les volontés de défection qui ne peuvent plus trouver alors à s’exprimer. La rivalité qu’entretient la concurrence entre les capitalistes les oblige à chercher sans arrêt l’avantage sur leurs concurrents, par l’innovation technologique, la recherche de nouveaux produits ou services, l’amélioration de ceux qui existent, la modification des modes d’organisation du travail etc., si bien que nous trouvons là une cause de changement perpétuelle du capitalisme selon le processus de “destruction créatrice” décrit par Schumpeter.

L’efficacité de la critique Voice, qui se traduit par un durcissement et un renchérissement des épreuves et par une baisse des profits toutes choses égales par ailleurs, n’est donc pas la seule raison des déplacements du capitalisme même si elle peut à certaines époques jouer un rôle crucial. L’impact de la critique “Voice” sur les profits est réelle mais les déplacements du capitalisme sont liés à toutes les opportunités qui se font jour d’accroître les gains, et la solution la plus avantageuse à un moment donné n’est pas toujours de reprendre sur les avantages concédés un temps plus tôt. En revanche la pression constante de la concurrence, l’observation angoissée des mouvements stratégiques qui s’opèrent sur leurs marchés sont un aiguillon puissant à la recherche incessante par les responsables d’entreprise de nouvelles façons de faire, si bien que la concurrence sera avancée comme justification minimale des transformations du capitalisme, pour des raisons valides mais peu acceptables par ceux qui s’engagent dans le processus capitaliste car elle fait d’eux des jouets.


Ayant défini les outils principaux de notre recherche, nous pouvons entreprendre la description des changements de l’esprit du capitalisme au cours des trente dernières années dans ses rapports avec les critiques qui furent adressées au processus d’accumulation durant cette période.




NOTES
Notes du Prologue


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[1] Le bilan est l’instrument comptable qui recense à un moment donné toutes les richesses investies dans une affaire. L’importance centrale de l’outil comptable pour le fonctionnement du capitalisme, au point que certains ont fait de sa sophistication l’une des origines du capitalisme, est un trait très généralement souligné par les analystes. Cf. par exemple Weber (1964, p. 12) ou Weber (1991, pp. 295-296).

[2] Comme le remarque Georg Simmel, seul l’argent, en effet, ne réserve jamais aucune déception à condition qu’il ne soit pas destiné à la dépense mais à l’accumulation comme fin en soi. “ En tant que chose dépourvue de qualités, il [l’argent] ne peut même pas apporter ce que recèle le plus pauvre objet - de quoi surprendre ou de quoi décevoir” (cité par Hirschman, 1980, p. 54). Si la satiété accompagne la réalisation du désir dans la connaissance intime de la chose désirée, cet effet psychologique ne peut être provoqué par un chiffre comptable durablement abstrait.

[3] Les exemples de la façon dont les acteurs du capitalisme transgressent les règles du marché pour réaliser des profits, sans commune mesure avec ceux des activités d'échanges ordinaires, abondent chez Braudel (1979, Les Jeux de l'Échange) pour qui “ les grands jeux capitalistes se situent dans l'inhabituel, le hors série ou la connexion au loin, à des mois ou même à des années de distance ”( p. 544) : utilisation de protections pour “ s'introduire en force dans un circuit réticent ” ou “ éloigner des rivaux” (p. 452) ; “ privilège de l'information ” et circuits d'information confidentiels, “ complicité de l'État ” permettant de “ tourner constamment et le plus naturellement du monde (...) les règles de l'économie de marché ” (p. 473), etc. De même la grande bourgeoisie du XIXème siècle, malgré son adhésion de façade au “ credo libéral ”, comme dit K. Polanyi (1983), n'est vraiment favorable au laisser faire que sur le marché du travail. Pour le reste, dans la lutte qui les oppose, les capitalistes utilisent tous les moyens qui sont à leur disposition et, notamment, le contrôle politique de l'État, pour limiter la concurrence, pour entraver le libre échange quand il leur est défavorable, pour occuper des situations de monopoles et les conserver, pour bénéficier des déséquilibres géographiques et politiques de façon à drainer vers le centre le maximum de profits (Rosanvallon, 1979, pp. 208-212; Wallerstein, 1985).

[4] Cette notion recouvre selon la définition de l’Insee “ l’ensemble des placements physiques et financiers que font les particuliers lorsqu’ils mettent à la disposition d’autrui des immeubles, de l’argent, des terres en contrepartie d’un versement monétaire ” et exclut le patrimoine de jouissance (résidence principale, argent liquide et chéquiers) et le patrimoine professionnel des indépendants (agriculteurs, professions libérales, artisans, commerçants)

[5] En janvier 1996, 80% des ménages disposait d’un livret d’épargne (Livret A ou bleu, livret B ou bancaire, Codevi, Livret d’épargne populaire) mais les montants en sont assez vite plafonnés et ils sont destinés à l’épargne populaire en priorité ; 38% possédait un plan ou un compte d’épargne logement (la plupart dans l’optique de l’achat de la résidence principale). En revanche, les placements capitalistes typiques ne touchaient qu’environ 20% des ménages : 22% possédaient des valeurs mobilières (Obligations, Emprunt d'État, SICAV ou FCP, Actions hors Sicav) et 19% un bien immobilier différent de la résidence principale. (Insee Première, N°454, Mai 1996). Cela dit, les ménages pouvant tirer de leur patrimoine de rapport un revenu égal au revenu moyen des français, ce qui les assimile à des rentiers assez aisés et plus, représentent moins de 5% de l’ensemble des ménages, et sont sans doute plus près de 1% que de 5% (Bihr, Pfefferkorn, 1995).

[6] Nous savons depuis les travaux de Berle et Means (1932) que si le comportement des directeurs n’est pas forcément de maximiser les intérêts des actionnaires, tout au moins se comportent-ils de manière à leur servir une rémunération satisfaisante à défaut de la rémunération maximum.

[7]Ce dernier aspect est d’ailleurs selon Heilbroner (1986, p. 35-45) la forme la mieux cachée de l’exploitation capitaliste puisque toute la marge restante faite sur le produit quel qu’en soit le montant revient au capitaliste, en vertu des règles de propriété afférentes au contrat de travail.

[8] Selon les chiffres cités par Vindt (1996), le salariat représentait en France 30% de la population active en 1881, 40% en 1906, 50% en 1931, plus de 80% aujourd’hui. L’Insee (1998b) donne en 1993 76,9% de salariés dans la population active auxquels il faut ajouter11,6% de chômeurs (tableau C.01-1).

[9] Thévenot (1977) a offert, pour ce qui est des années 70, une analyse très fine par catégorie socioprofessionnelle du mouvement de salarisation. En 1975 les salariés représentent 82,7% de l’emploi total contre 76,5% en 1968. La seule catégorie de non salariés à croître est celle des professions libérales - encore croît-elle lentement du fait des numéros clausus de professions, toutes les autres catégories (patrons de l’industrie et du commerce, à 80% artisans et petits commerçants, c’est-à-dire employant moins de 3 salariés ; agriculteurs ; aides familiales ) régressent. Et le salariat progresse également dans les métiers traditionnellement libéraux comme les médecins qui sont presque aussi nombreux en 1975 comme salariés (dans les hôpitaux surtout) que comme libéraux, alors que les salariés constituaient à peine un peu plus de la moitié des effectifs médicaux libéraux 7 ans plus tôt. Le mouvement de salarisation est lié en partie à l’apparition de grandes entreprises dans des secteurs traditionnels comme le commerce qui détruisent les petits indépendants. La réduction importante du nombre des salariés dans l’agriculture et les emplois de maison confirme également que la majorité de la croissance du salariat est liée à la croissance des activités d’un patronat toujours plus “ anonyme ” et moins “ personnel ”, c’est-à-dire aux sociétés de l’industrie et des services, mais aussi au développement du service public (enseignement notamment).

[10] Les femmes représentent aujourd’hui 45% de la population active contre 35% en 1968. Leur taux d’activité (pourcentage des plus de 15 ans appartenant à la population active) s’est accru de façon continue depuis 30 ans (Jeger-Madiot, 1996, p. 122)

[11] Il semble que l’expression “esprit du capitalisme” ait été utilisée pour la première fois par W. Sombart dans la première édition de son Capitalisme moderne. Mais elle prend chez Sombart, où elle naît “de la conjonction de ‘l’esprit faustien’ et de ‘l’esprit bourgeois’”, un sens très différent de celui que lui donnera Weber. L’esprit du capitalisme est plus centré sur le caractère démiurgique du brasseur d’affaires chez Sombart, tandis que Weber insiste plus l’éthique de la besogne (Bruhns, 1997, p. 105).

[12] “Il y a encore une génération, il aurait été vain d’espérer qu’un paysan de Silésie, dont la tâche aurait été contractuellement de moissonner une superficie donnée, augmente sa force de travail en lui doublant son salaire : il aurait au contraire simplement réduit de moitié sa prestation de travail, estimant que cette moitié lui suffisait pour qu’il ait gagné le double de ce qu’il avait gagné précédemment” (Weber, 1991, p. 372). Voir aussi Polanyi (1983), à propos de la transformation de la terre et du travail en marchandises.

[13]“L’ascétisme voyait le summum du répréhensible dans la poursuite de la richesse en tant que fin en elle-même, et en même temps il tenait pour un signe de la bénédiction divine la richesse comme fruit du travail professionnel. Plus important encore, l’évaluation religieuse du travail sans relâche, continu, systématique, dans une profession séculière, comme moyen ascétique le plus élevé et à la fois preuve la plus sûre, la plus évidente de régénération et de foi authentique, a pu constituer le plus puissant levier qui se puisse imaginer de l’expansion de cette conception de la vie que nous avons appelée jusqu’ici, l‘esprit du capitalisme. ” (Weber, 1964, p. 211).

[14] On trouvera les principales sources et la présentation de ces polémiques dans Besnard (1970), MacKinnon (1993), Disselkamp (1994), dans l'introduction, par J.-C. Passeron, et la présentation, par J.-P. Grossein, d'un volume rassemblant des travaux de M. Weber consacrés à la sociologie des religions (Weber, 1996) et dans l’ouvrage collectif du Groupe de recherche sur la culture de Weimar publié sous la direction de G. Raulet (1997) qui fournit également de nombreuses informations sur le climat intellectuel qui a entouré la rédaction de l’Éthique protestante. Cette controverse, sans doute l’une des plus prolifiques de toute l'histoire des sciences sociales, n'est d’ailleurs toujours pas close : elle a porté surtout sur la validité du lien entre motifs d'inspiration religieuse et pratiques économiques. Aux arguments critiques qui mettent en cause la corrélation entre protestantisme et capitalisme en avançant (par exemple chez K. Samuelson ou chez J. Schumpeter) que le capitalisme s'est développé avant l'apparition du protestantisme ou dans des régions d'Europe dans lesquelles l'influence de la Réforme était faible et, par conséquent, sous l'effet d'une constellation de phénomènes sans rapport avec la religion (sans parler de la critique marxiste qui fait du capitalisme la cause de l'apparition du protestantisme ), ont répondu des argumentaires de défense mettant l'accent sur la distinction entre causes et affinités (Weber n'aurait pas cherché à fournir une explication causale mais seulement à montrer les affinités entre Réforme et capitalisme, par exemple chez R. Bendix ou R. Aron) ainsi que sur la différence entre le capitalisme et l'esprit du capitalisme (Weber n'aurait pas pris pour objet les causes du capitalisme mais les changements moraux et cognitifs qui ont favorisé l'apparition d'une mentalité mise à profit par le capitalisme, par exemple chez G. Marshall).

[15] Ce renversement put s’opérer grâce à la transformation de cette passion en un “ intérêt ”, amalgame d'égoïsme et de rationalité, doté des vertus de la constance et de la prévisibilité. Le commerce fut jugé à même de développer une certaine douceur des mœurs, le marchand souhaitant la paix pour la prospérité de ses affaires et entretenant des relations bienveillantes, lors de ses transactions, avec des clients qu’il est dans son intérêt de satisfaire. La passion de l'argent apparaissait ainsi bien moins destructrice que la course à la gloire et aux exploits. C’est aussi que, traditionnellement, seule la noblesse était jugée capable, "par définition, de vertus héroïques et de violentes passions. Un simple roturier ne pouvant poursuivre que des intérêts et non la gloire, chacun sait que tout ce qu’un tel homme accomplit ne sera jamais que “doux” par comparaison aux divertissements passionnés et aux exploits terrifiants de l’aristocratie” (Hirschman, 1980, p. 61). L'idée d'une érosion moderne des passions violentes et nobles au profit d'un intérêt exclusif pour l'argent se trouva assez répandue, et semble-t-il aussi suffisamment fondée, pour inspirer en réaction, dès la fin du XVIIIème et le début du XIXème siècle, la critique romantique de l'ordre bourgeois, vide, froid, mesquin, "matérialiste" et, précisément, dépouillée de tout caractère passionnel, tous traits jugés positivement un temps plus tôt pour leurs avantages politiques. Quant aux thèses du “ doux commerce ” développées au XVIIIème siècle, si elles nous apparaissent aujourd’hui surannées, c’est qu'il devint évident, dans le courant du XIXème siècle, à la vue notamment de la misère des cités ouvrières et de la colonisation, que la passion bourgeoise n’avait rien de doux et produisait au contraire des ravages jusque là inconnus.

[16] Nous prenons ici nos distances avec la position webérienne selon laquelle “ un capitalisme bien en selle ” (Weber, 1964, p. 63) a moins besoin de justification morale, à laquelle souscrivait également son contemporain Sombart (1928), tout en demeurant fidèles à une sociologie compréhensive mettant l'accent sur le sens que revêt l’organisation sociale pour les acteurs et, par conséquent, sur l'importance des justifications et des productions idéologiques.

[17] La question de savoir si les croyances associées à l’esprit du capitalisme sont vraies ou fausses, qui est centrale dans un grand nombre de théories des idéologies, surtout lorsqu’elles traitent d'un objet aussi conflictuel que l'est le capitalisme, n’est pas au centre de notre réflexion qui s'attache à décrire la formation et la transformation des justifications du capitalisme, non à juger de leur vérité intrinsèque. Ajoutons, pour tempérer ce relativisme, qu'une idéologie dominante dans une société capitaliste demeure enracinée dans la réalité des choses, dans la mesure où, d’une part, elle contribue à orienter l'action des personnes et par là à façonner le monde dans lequel elles agissent et où, d’autre part, elle se transforme selon l'expérience, heureuse ou malheureuse, que celles-ci ont de leur action. Une idéologie dominante peut par là, comme le remarque Louis Dumont, aussi bien être déclarée “ fausse ” si l'on tient compte de son caractère incomplet, du fait qu'elle est mieux ajustée aux intérêts de certains groupes sociaux que d’autres, ou de sa capacité à amalgamer des productions d’origines et d’ancienneté diverses sans les articuler de façon cohérente, que “ vraie ” au sens où chacun des éléments qui la composent a pu être (et peut encore être) pertinent en un temps ou en un lieu donné, et cela sous certaines conditions. Nous reprenons ici la solution de Hirschman (1984) quand, confronté à des théories, apparemment irréconciliables, concernant l'impact du capitalisme sur la société, il montre que l’on peut les faire coexister dans la même représentation du monde pour autant que l’on accepte l’idée que le capitalisme est un phénomène contradictoire qui a la capacité de s'auto-limiter et de se renforcer tout à la fois. Il suggère que “ quelques incompatibles que soient ces théories, chacune pourrait bien avoir son “ heure de vérité ” ou son “ pays de vérité”. L’une ou l’autre pourrait être applicable dans un pays ou groupe de pays donnés pendant une période déterminée ” (p. 37).

[18] Weber, cité par Bouretz (1996), pp. 205-206.

[19] C'est paradoxalement, en effet, en se constituant comme “ science ”, sur le modèle des sciences de la nature du XIXème siècle, au prix de l'oubli de la philosophie politique qui lui avait servi de matrice, et de la transformation en lois positives séparées de la volonté des personnes des conventions sous-jacentes aux formes marchandes de l'accord (Boltanski, Thévenot, 1991, pp. 43-46), que l'économie classique a été instrumentée pour valider des actions.

[20] Selon les théories morales conséquentialistes, les actes doivent s’évaluer moralement en fonction de leurs conséquences (un acte est bien s’il produit plus de bien que de mal et si le solde est supérieur à un acte alternatif qui n’a pas pu se réaliser du fait du premier acte). Celles-ci s’opposent globalement à des théories que l’on peut appeler déontologiques et qui permettent de juger les actes en fonction de leur conformité à une liste de règles, de commandements ou de droits et de devoirs. Les théories conséquentialistes permettent de résoudre la question épineuse du conflit des règles dans les théories déontologiques et permettent de ne pas répondre à la question du fondement et de l’origine de ces règles. En revanche elles s’exposent à d’autres difficultés comme le recensement de l’ensemble des conséquences ou la mesure et l’agrégation des quantités de bien et de mal afférentes. L’utilitarisme de Jeremy Bentham (1748-1832) est le type même de la théorie conséquentialiste, ainsi que la plus connue ; elle fonde l’évaluation d’une action sur le calcul de l’utilité produite par cet acte.

[21] Cet assemblage extrêmement robuste a été le résultat de l'alliance, d'abord marginale et non nécessaire puis très largement admise de l'économie classique et de l'utilitarisme, soutenue par un “ matérialisme évolutionniste ”, se référant tantôt à Darwin, tantôt à Condorcet ou à Comte (Schumpeter, 1983, vol. 2, pp. 47-50). Ce mélange de croyance libérale dans les vertus du laisser-faire, de darwinisme social, et d'utilitarisme vulgaire a constitué, selon J. Schumpeter, le terreau sur lequel a reposé la vision du monde de la bourgeoisie entrepreneuriale. L'utilitarisme a ainsi pu, associé au libéralisme économique et au darwinisme social, devenir, sous une forme vulgarisée, la principale ressource pour, d'un même mouvement, se libérer de la morale commune et donner une visée morale à des actions orientées vers le profit.

[22] L’une des raisons pour lesquelles tout accroissement de richesses de l’un quelconque des membres de la société est censé constituer une amélioration du bien être global de la société elle-même, est que cette richesse n’a pas été retirée à un autre par une forme de vol par exemple, comme le voudrait l’idée d’une somme totale de richesses stable, mais a été créée de toutes pièces si bien que la somme totale de richesses de la société s’en est trouvée accrue. Les travaux de Pareto dans le domaine de l'économie, qui prolongent et renouvellent l'approche walrassienne, aboutissant à une redéfinition de l’optimum économique, illustrent comment fut rendue de plus en plus vaine au sein de l’économie classique la question de savoir qui est enrichi par cet accroissement de richesses. L’une des conséquences pratiques de l’abandon, chez Pareto, d’une utilité mesurable, au tournant du XIXème et du XXème siècle, est qu’il est désormais impossible de comparer les utilités de deux individus différents, et donc de répondre à la question de savoir si l’accroissement en un point donné est plus profitable à la société qu’il ne le serait en un autre point. De même la théorie de l’équilibre parétien permet de soutenir qu’il est impossible de juger en termes de bien-être global l’effet d’un déplacement de richesses d’un point à un autre, car la perte d’utilité de certains membres n’est pas compensable par le gain d’utilité d’autres membres. On voit bien qu’il est deux usages possibles de la théorie de l'équilibre parétien : soit on s’en tient à ce quelle affirme en reconnaissant qu’il n’existe donc aucune répartition de richesses bonne en soi que l’on puisse déterminer scientifiquement grâce à l’économie, on accepte les répartitions telles qu’elles se font ; soit on enregistre l’incapacité de la science économique à trancher une telle question, et on la transfère sur le plan politique sans état d’âme. C’est ainsi que Pareto donna des arguments, vraiment sans le vouloir, aux tenants de l’Etat-providence.

[23] Ce qui revient à considérer globalement le pays comme une "entreprise", métaphore bien réductrice mais fréquente. O. Giarini (1981, 1983) montre combien la notion de PNB s’écarte de celle de bien-être social, même quand on accepte de réduire ce bien-être à la seule augmentation du niveau de vie. Incorporant les valeurs ajoutées comptables de toutes les entreprises, il ne signale pas par exemple que certaines valeurs ajoutées sont liées à des marchés de réparation des dégâts faits par d’autres secteurs de l’économie; la somme des valeurs ajoutées de ceux qui ont détruit l’environnement et de ceux qui l’assainissent ne peut en aucun cas prétendre exprimer une véritable amélioration pour le citoyen alors qu’elle incrémente par deux fois l’indicateur du PNB. “ Il y a plutôt transfert de dépenses, qui ont pour effet un accroissement réel net de richesse et de bien être (…) à d’autres dépenses, qui sont essentielles pour maintenir le système en marche. ” (1983, p. 308) D’autres valeurs ajoutées venant s’additionner sont simplement liées à la marchandisation d’activités qui étaient tenues auparavant hors de la sphère monétaire (comme le développement des plats cuisinés qui remplacent en partie la cuisine familiale, marché qui crée certes des profits monétaires mais qui n’augmente pas forcément les niveaux de vie). Giarini (1983) va jusqu’à affirmer : “ Il y a très souvent une croissance zéro ou une croissance négative dans la richesse et le bien-être réels même lorsque les indicateurs économiques du produit national brut sont positifs. ” (p. 310)

[24] Cette position a été développée récemment par les théoriciens de l’économie de la bureaucratie (cf. Greffe (1979) et Terny (1980) pour une introduction).

[25] Milton Friedman (1962) dans son célèbre essai Capitalism and Freedom est l’un des plus ardents défenseurs de la thèse selon laquelle les libertés politiques ne sont possibles que dans le cadre de relations capitalistes : “ Les arrangements économiques ont un double rôle dans la promotion d’une société libre. D’une part, la liberté dans les arrangements économiques eux-mêmes est une composante de la liberté au sens large, si bien que la liberté économique est une fin en soi ; d’autre part, la liberté économique est un moyen indispensable pour la réalisation de la liberté politique. ” (p.8). Mais il admet aussi que le capitalisme en soi n’assure pas à coup sûr la liberté : “ L’histoire suggère seulement que le capitalisme est une condition nécessaire à la liberté politique. Clairement, ce n’est pas une condition suffisante. L’Italie et l’Espagne fascistes, l’Allemagne à divers moments des 70 dernières années, le Japon avant chacune des deux guerres mondiales, la russie tsariste avant la première guerre, - sont toutes des sociétés qu’on ne peut pas décrire comme politiquement libres. Néanmoins, dans chacune, l’entreprise privée était une forme dominante de l’organisation économique. Il est donc possible d’avoir en même temps des arrangements économiques qui soient fondamentalement capitalistes et des arrangements politiques qui ne soient pas libres ” (p . 10).

[26] Il est probable que cet appareillage justificatif suffise pour engager les capitalistes et soit également mobilisé chaque fois que la dispute est parvenue à un très haut niveau de généralité (le pourquoi du système et non le pourquoi de telle ou telle action ou décision) ainsi que chaque fois qu’aucune justification plus proche de la dispute ne peut être trouvée ce qui est le cas selon nous lorsque l’esprit du capitalisme est faible.

[27] Sur la nécessité, pour que les idéologies puissent servir à l'action, de les incorporer dans des formes discursives comprenant des médiations suffisamment nombreuses et suffisamment diverses pour nourrir l'imagination face aux situations concrètes de la vie, cf. Boltanski, (1993), pp. 76-87.

[28] Le nombre des cadres s’est accru de façon importante entre le recensement de 1982 et celui de 1990. La catégorie des “ Cadres administratifs et commerciaux ” a gagné plus de 189.000 personnes, celle des “ Ingénieurs et cadres techniques d’entreprise ” plus de 220.000, celle des “ Professions intermédiaires administratives et commerciales des entreprises ” plus de 423.000. Une partie des effectifs assurant la croissance de ces sous-catégories provient de couches sociales traditionnellement plus distantes, voire hostiles au capitalisme, comme c’est le cas des enfants d’enseignants que l’on sait particulièrement bien préparés aux épreuves scolaires qui ouvrent la porte de l’enseignement supérieur et des grandes écoles, mais moins bien préparés normativement que les enfants de la bourgeoisie d’affaires à l’exercice d’un pouvoir hiérarchique et/ou économique. Comme l’ont montré de nombreuses études, l’accroissement du nombre des diplômés n’a pas seulement des conséquences numériques. Il modifie aussi les caractéristiques des titulaires du fait, notamment, d’un changement de leur origine sociale sous l’effet de la démocratisation de l’accès à l’enseignement supérieur. Du coup l’effet de “signalement” des diplômes (Spence 1973) s’en trouve perturbé. En effet, le diplôme n’apporte donc pas seulement une information sur un genre de connaissances supposées acquises, mais aussi sur un type de culture, au sens anthropologique du terme, et finalement sur un type d’hommes. La seule connaissance de la possession d’un diplôme n’apporte plus sur son porteur les informations tacites et latérales qui permettaient, dans un état antérieur, de se “faire une idée” intuitive - c’est-à-dire fondée sur l’expérience sociale ordinaire - du genre de personne “à qui on avait à faire” parce que les détenteurs d’un même diplômes pouvaient différer fortement les uns des autres, et surtout de ceux de leurs aînés possédant le même titre, sous la plupart des autres rapports.

[29] Voir par exemple le livre de Charles Morazé (1957), Les bourgeois conquérants, surtout l'avant-propos et la partie consacrée aux chemins de fer (pp. 205-216).

[30] Parlant du libéralisme économique tel qu'on le trouve exposé dans l'économie politique anglaise du XIXème siècle, particulièrement chez Adam Smith, P. Rosanvallon écrit : “ La société industrielle du XIXème siècle façonne un monde totalement opposé à cette représentation ” (Rosanvallon, 1979, p. 222).

[31] Voir Bearl and Means (1932) et Burnham (1941) pour une première description, Chandler (1977) pour un travail historique plus récent sur l'avènement du management salarié.

[32] La micro-économie est en effet remarquable en ce que son courant dominant ne se préoccupe aucunement de l’histoire et des transformations sociales. C’est d’ailleurs précisément en opposition avec Carl Menger et l'École autrichienne que s’est constituée, sous l’impulsion de Gustav Schmoller, l'École historique allemande, à laquelle se rattachaient Werner Sombart et Max Weber. Ce qui préoccupait ces économistes-sociologues était de fonder une position interprétative entre le pur empirisme historique et l’abstraction marginaliste et de “pouvoir traiter les faits économiques sous l’angle d’une théorie, c’est-à-dire en cherchant à découvrir à l’aide de concepts et de types idéaux, construits à partir du matériel historique, les principes mêmes des systèmes et des processus économiques” (H. Bruhns,1997, pp. 95-120). On peut retrouver la trace de ce projet intellectuel, visant à concilier approche théorique et approche historique, dans l’économie de la régulation et dans l’économie des conventions, ce qui explique d’ailleurs la façon dont ces courants se trouvent marginalisés par les formes dominantes de la micro-économie.

[33] Nous suivons ici la démarche adoptée par Weber : " nous devons nous attendre à ce que les effets de la Réforme sur la culture, pour une grande part - sinon de notre point de vue la part prépondérante - aient été des conséquences non prévues, non voulues, de l’oeuvre des réformateurs, conséquences souvent fort éloignées de tout ce qu’ils s’étaient proposé d’atteindre, parfois même en contradiction avec cette fin". (Weber, 1964, p. 101-102).

[34] “ Ces représentations nouvelles ont ainsi deux faces, une face tournée vers l’intérieur, particulièrement, autojustificatrice, l’autre tournée vers la culture dominante, universaliste. ” (Dumont, 1991, p. 29).

[35] L’exigence de justice peut être ramenée à une exigence d’égalité. On sait cependant depuis Aristote que l’égalité dans la cité ne signifie pas nécessairement une distribution absolument identique entre tous les membres de la cité de ce qui a valeur - qu’il s’agisse de biens matériels ou immatériels - mais, comme le dit bien Michel Villey (1983, p. 51), d’une “juste “proportion entre la quantité de choses distribuées et les qualités diverses des personnes”(voir aussi Walzer (1997)). Définir un rapport comme inéquitable ou équitable - ce que font la critique et la justification - suppose donc, en amont, une définition de ce qui fait la valeur des choses et des personnes, une échelle de valeur qui demande à être clarifiée en cas de litige.

[36] Le fait de rapprocher des données recueillies sur le terrain auprès de personnes ordinaires et des textes savants appartenant à la tradition culturelle (travail qui n’effraie pas les anthropologues des sociétés exotiques) était supporté par une réflexion sur la place de la tradition dans notre société et, plus précisément, dans notre univers politique. On peut montrer, en effet, que les constructions de la philosophie politique sont aujourd’hui inscrites dans des institutions et des dispositifs (comme, par exemple, des bureaux de vote, des ateliers, des médias ou encore des concerts, des réunions de famille, etc.) qui informent continuellement les acteurs sur ce qu’ils ont à faire pour se conduire normalement. La cité inspirée a été construite en s’appuyant sur La cité de Dieu de Saint Augustin et sur les traités qu’il a consacrés au problème de la grâce. La cité domestique a été établie par un commentaire de La politique tirée des propres paroles de l’écriture sainte de Bossuet. La cité du renom a été construite à partir du Leviathan de Hobbes, particulièrement du chapitre consacré à l’honneur. La cité civique, ou collective, est analysée dans Du contrat social de Rousseau. La cité marchande est extraite de La richesse des nations d’Adam Smith. La cité industrielle a été établie à partir de l’œuvre de Saint Simon.

[37] Peut-être existe-t-il un ou plusieurs textes qui auraient pu faire l'affaire. Mais il faut bien avouer que le caractère très contemporain de la construction que nous avons cherché à cerner et aussi le rôle joué par les sciences sociales elles-mêmes dans l'élaboration de cette nouvelle sphère de légitimité, auraient rendu le choix d'un auteur et d'un texte traité comme paradigmatique, particulièrement délicat. Il était en outre impossible dans ce cas, à la différence des textes classiques, de prendre appui sur une tradition exégétique et de justifier le choix par un effet de consécration et par les conséquences qu'il exerce sur l'inscription de thèmes de la philosophie politique dans la réalité du monde social.

[38] Cf. Weber (1964, p. 58-59; 1991, p. 373; 1996, p. 160).

[39] Ce premier courant, constitué, dans la forme que nous lui connaissons aujourd'hui, dans les années 50, et qui recueille l'héritage du marxisme dans l'interprétation de l'École de Francfort et du post-nietzschéisme apocalyptique du premier tiers de ce siècle, tend à rabattre toutes les exigences normatives sur le plan des conflits d’intérêts (entre groupes, classes, peuples, individus etc.). C'est en ce sens que ce courant s'auto-interprète comme un radicalisme critique. Dans cette optique, qui est dans une large mesure celle adoptée aujourd'hui par Pierre Bourdieu, les exigences normatives, dénuées d’autonomie, ne sont que l’expression travestie des rapports de force : elles rajoutent “leur force aux rapports de force” ce qui suppose des acteurs dans un perpétuel état de mensonge, de dédoublement ou de mauvaise foi (le premier axiome du "Fondement d'une théorie de la violence symbolique" est : "Tout pouvoir de violence symbolique, i.e. tout pouvoir qui parvient à imposer des significations et à les imposer comme légitimes en dissimulant les rapports de force qui sont au fondement de sa force, ajoute sa force propre à ces rapports de force" – (Bourdieu, Passeron, 1970, p. 18).

[40] Ce second courant, qui s’est développé ces quinze dernières années, dans une large mesure, en réaction au premier, et en partant des apories auxquelles conduisent les herméneutiques du soupçon (Ricoeur, 1969, p. 148) a considérablement approfondi l’analyse des principes de justice et des bases normatives du jugement, mais souvent, il faut bien le dire, au prix d’un déficit dans l’examen des rapports sociaux effectifs et des conditions de réalisation des exigences de justice (par rapport auxquels ces théories étaient peu armées) et d’une sous-estimation des rapports de forces.

[41] On peut reprendre sur ce point la position de J. Bouveresse : “ Au sens auquel il y a une dialectique de l' 'Aufklärung', on pourrait parler également d'une dialectique du discours démocratique, en vertu de laquelle il finit par dénoncer lui-même comme illusoires et mensongers ses propres idéaux. Lorsque des intellectuels qui passent pour des démocrates convaincus proclament ouvertement que la seule réalité que l'on puisse constater et avec laquelle on puisse compter est celle du pouvoir et de la domination, que peut-on encore objecter à ceux qui décident de jeter définitivement le masque ? (...) Lorsque les principes de liberté, d'égalité et de justice ne parviennent plus à obtenir qu'une approbation et un engagement de pure forme, assortis de toutes sortes de réserves sceptiques, de sous-entendus ironiques, d'autocritiques, d'autosuspicions et d'auto démystifications, les dictateurs potentiels n'ont plus qu'à jouer auprès de l'opinion publique le jeu autrement plus efficace de la franchise et du courage en révélant clairement ce dont ils savent que la mauvaise conscience de leurs adversaires l'a déjà largement concédé et avoué implicitement ” (Bouveresse, 1983, p. 384).

[42] Cette incertitude porte sur l'état des êtres, objets ou personnes et, particulièrement, sur leur puissance respective dont dépend leur place dans les dispositifs qui encadrent l'action. Dans un monde où toutes les puissances seraient fixées une fois pour toutes, où les objets seraient immuables (où, par exemple, ils ne seraient pas soumis à l'usure) et où les personnes agiraient selon un programme stable et connu de tous, l'épreuve serait toujours évitée, puisque la certitude de son issue la rendrait inutile. C'est parce que les possibilités des objets (comme lorsque l'on parle de tester les possibilités d'un véhicule) et les capacités des personnes sont par nature incertaines (on ne sait jamais à coup sûr ce dont les gens sont capables), que les êtres entrent dans des relations d'affrontement, de confrontation, dans lesquels leur puissance se dévoile.

[43] Etant agencée, non dans un univers abstrait mais dans le monde réel, traversé de multiples forces, l’épreuve la plus soigneusement agencée ne peut garantir qu’elle ne laisse pas passer des forces n’entrant pas dans sa définition. Une épreuve absolument impeccable est d’ailleurs une impossibilité logique car cela supposerait l’établissement d’une procédure spécifique pour chaque situation singulière (et pour chaque personne) ce qui ne permettrait plus le jugement sous équivalence et la constitution d’un ordre justifiable. Un monde parfaitement juste supposerait une sorte de codage préalable de chaque situation et une procédure de négociation pour que les acteurs puissent converger vers un accord sur la définition de la situation, ce qui est impossible matériellement (le temps consacré à la négociation l’emportant sur le temps consacré à l’action) et logiquement (car il faudrait aussi définir au moyen de négociations les situations de négociations selon une spécularité infinie). Rien ne garantirait, en outre, que le codage ad hoc ainsi obtenu serait réellement adéquat à la situation, car les personnes, en l’absence de précédents et d’apprentissage par essai et erreur, seraient dans l’impossibilité de repérer des forces parasites et de corriger l'étalonnage de l’épreuve.

[44] Dans le cas de l’épreuve de recrutement, c’est l’entreprise qui en supporte le coût direct, tandis que les bénéficiaires principaux sont par exemple les diplômés de certaines écoles. Dans le cas de l’épreuve de partage du profit, les bénéficiaires sont les salariés et les capitalistes dans des proportions qui font précisément l’objet de la dispute, et le coût repose sur les entreprises mais aussi sur l'État en tant qu'il a à charge de faire respecter les réglementations et d’opérer les contrôles pour protéger les droits relatifs des parties prenantes.

[45] On peut parler de parcours d'épreuve lorsque, comme c'est habituellement le cas pour les épreuves les plus instituées, l'accès à une épreuve est fermée c'est-à-dire conditionnée par la réussite à une épreuve antérieure, cela de façon à unifier les propriétés des concurrents en présence, ce qui est une des conditions pour que la mise en équivalence sur laquelle repose l'épreuve soit jugée valable.

[46] Comme le montre François Furet (1995, pp. 20-31), les valeurs bourgeoises ont fourni un puissant levier à la critique de la bourgeoisie.

[47] Voir Grana (1964), Bourdieu (1992) et Chiapello (1998).

[48] De l'absence d'attaches découle l'idéalisation d'un usage particulier de l'espace et du temps. Comme l'ont ressassé les multiples gloses du thème du passant (des passages de Paris, etc.) chez Baudelaire, l'artiste est d'abord celui qui ne fait que passer. Celui dont la liberté se manifeste en passant d'un lieu à un autre, d'une situation à une autre, un jour au bordel, le lendemain chez la marquise, sans s'attarder ni s'attacher, sans privilégier un lieu par rapport à un autre et, surtout, en écartant tout jugement de valeur dans lequel pourrait poindre une intention morale au profit d'un jugement purement esthétique ayant pour seul principe la vision de l'artiste (Froidevaux, 1989).

[49] On trouve en fait chez Marx, comme chez la plupart des penseurs de la modernité, les deux critiques, artiste et sociale. Si la première est encore très présente chez le jeune Marx, elle se trouve en net retrait -mais non tout à fait absente- par rapport à la critique sociale dans le Capital. Les deux concepts d’aliénation et d’exploitation renvoient à ces deux sensibilités différentes. Dans l’aliénation, ce qui est dénoncé est en premier lieu l’oppression mais aussi la façon dont la société capitaliste empêche les hommes de vivre une “ vraie ” vie, une vie vraiment humaine, et les rend étrangers en quelque sorte à eux-mêmes, c’est-à-dire à leur humanité la plus profonde ; la critique de l’aliénation est donc aussi une critique de l’absence d’authenticité du nouveau monde. L’exploitation quant à elle fait le lien entre la pauvreté des pauvres et la richesse des riches puisque les riches ne sont riches que parce qu’ils ont appauvri les pauvres. L’exploitation lie donc ensemble la question de la misère et de l’inégalité et celle de l’égoisme des riches et de leur absence de solidarité.

[50] Voir par exemple la façon dont Proudhon, notamment, stigmatise les moeurs des artistes et condamne “ les chantres du laid et de l'immonde ” réunissant “ les ignominies morales ” et les “ corruptions physiques ” et le “ scandale de la complaisance perverse, mais scandale aussi de l'indifférence cynique à l'infâme et au scandaleux ” (Bourdieu, 1992, p. 160).

[51] Sur la figure proprement mythique de Sade à la Bastille, en tant que victime de l'oppression qui reconnaît hautement les crimes dont on l'accuse, et par là en tant que symbole de la transgression, dans la littérature de gauche des années 40-60 (et particulièrement chez ou autour de Bataille), voir Boltanski (1993).

[52] Pour prendre un exemple récent, celui du situationnisme, étudié par J. Coupat à qui nous empruntons cette opposition, une telle tension a conduit à une auto-dissolution du mouvement à la suite de la rupture entre Debord (critique anti-moderniste) et Vaneigem (critique moderniste) (Coupat, 1997).

[53] Sur l'utilisation, notamment en philosophie sociale, de la métaphore de la "cage de fer", v. Wagner, (1996), p. 110.

[54] “Le capitalisme, au contraire [des formes sociales qui l'ont précédé], est bâti sur une contradiction intrinsèque - une contradiction vraie, au sens littéral du terme. L'organisation capitaliste de la société est contradictoire au sens rigoureux où un individu névrosé l'est : elle ne peut tenter de réaliser ses intentions que par des actes qui les contrarient constamment. Pour se situer au niveau fondamental, celui de la production : le système capitaliste ne peut vivre qu'en essayant continuellement de réduire les salariés en purs exécutants - et il ne peut fonctionner que dans la mesure où cette réduction ne se réalise pas ; le capitalisme est obligé de solliciter constamment la participation des salariés au processus de production, participation qu'il tend par ailleurs lui-même à rendre impossible ” (Castoriadis, 1979, p. 106 ; voir aussi, Castoriadis, 1974, pp. 15s). Le concept même d’esprit du capitalisme est fondé sur cette contradiction au sens où il s’agit de mobiliser les initiatives pour un processus qui ne peut par lui-même mobiliser. Et le capitalisme est sans arrêt tenté de détruire l’esprit qui le sert puisqu’il ne peut le servir qu’en l’entravant.

[55] Les travaux de M. Walzer (1996 notamment) remettent précisément en cause la représentation d’une critique construite sur une extériorité absolue et font “a contrario” de l’enracinement du critique dans sa société la condition de possibilité de l’activité critique et de son efficacité.

[56] Karl Polanyi, dans les pages qu’il consacre à la loi de Speenhamland de 1795, soulignait déjà, à propos d'événements bien antérieurs à ceux auxquels nous nous intéresserons dans ce livre, la grandeur, les pièges et l’impossible achèvement du travail critique et des mesures réformistes. Cette loi, qui visait à assurer un revenu minimum de subsistance pour tous, combinée à un certain état de la société et de la législation (lois contre les coalitions, notamment), “aboutit à ce résultat ironique que la traduction financière du “droit de vivre” finit par ruiner les gens que ce “droit” était censé devoir secourir” (Polanyi, 1983, p. 118). L’abrogation de cette loi en 1834 s’accompagna de souffrances importantes avec l’abandon des secours à domicile et permit la création devenue inexorable du marché du travail. La condition populaire, mesurée par les revenus en argent, y trouva paradoxalement à s’améliorer. Les effets désastreux résultant du fonctionnement du marché du travail devaient apparaître ensuite et conduire à de nouvelles mesures de protection, notamment l’autorisation des syndicats en 1870, destinées à en limiter la violence sans pourtant chercher à l’abroger. (Polanyi, 1983, p. 113s)

[57] Soulignons toutefois, cela va sans dire, que les sociétés démocratiques qui garantissent la liberté d’expression, l'accès aux médias et la possibilité d’exister à des mouvements sociaux critiques sont celles qui évolueront le plus probablement selon la dynamique que nous avons dessinée.